Joseph-Ermend Bonnal

(1880-1944)

Henri Dufaur est né le 1er novembre 1842 à Navarrenx, où Louis-Victor Jammes et Anna Bellot se marièrent le 20 septembre 1864. Avocat de formation, ce fils de hobereaux terriens fut élu au Conseil Général des Basses-Pyrénées, puis nommé sous-préfet de l’arrondissement de Rochechouart (Haute-Vienne) en septembre 1874. Trois ans plus tard, à peine nommé Secrétaire Général de la préfecture de la Savoie, une incompatibilité et, semble-t-il une rumeur, le contraignirent à démissionner. C’est ainsi – rustique et solennel, catholique et royaliste, pourvu d’une parfaite connaissance du code et de « la petite procédure campagnarde » –, qu’il regagna son Béarn natal, retrouva sa sœur Marie restée célibataire comme lui, et se réfugia au Château de Sus qu’avait fait bâtir le père, Raymond-Calixte-Xavier Dufaur (1802-1878), juge de paix et conseiller général de son canton, démissionnaire en 1851, par la suite député des Basses-Pyrénées. Henri Dufaur est mort à Lourdes, en 1903, et enterré à Susmiou, petit village dont il fut maire, à proximité du château de Sus et des remparts de Navarrenx.

Sus (B.-P.) : Château Dufaur / Consulter le document sur Pireneas

Jammes a consacré vingt vers à ce château dans Ma France poétique, OPC, pp. 926-927

 

Francis Jammes était encore tout jeune quand il découvrit le village de Sus, dans la vallée du gave d’Oloron, et, au milieu des bois, le « château à la Fracasse » où vivaient Henri et Marie Dufaur. C’est là qu’il fit la connaissance de Dom Michel Caillava, dont la mère, Marie-Mathilde Supervielle, était originaire de Navarrenx, comme l’antique famille Dufaur. C’est là aussi qu’il aimait chasser la palombe avec son vieil ami, manger « en compagnie du vénérable curé qui portait le nom invraisemblable de Charlemagne, les ailes saignantes et flambées des ramiers, le reste en rôtie, et arrosant le tout d’un fort vin d’Espagne transporté à dos de mules dans les outres. » (L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 134-135). Quand ne passaient pas ou plus les palombes, c’est le lièvre que chassaient les deux disciples de saint Hubert, accompagnés d’un « savetier pochard » qui tenait lieu de piqueur et d’une meute de griffons décrits au commencement d’un poème de Ma France poétique (OPC, pp. 961-962) :

LA CHASSE AU LIÈVRE
Sus

Les chiens courants coiffés comme des douairières
Balancent lentement la queue à leur derrière
Et, pour peu que le lièvre ait laissé de l’odeur,
Ils froncent la babine et hurlent tous en chœur.

 

Dans De l’Âge divin à l’Âge ingrat (pp. 107-109), le mémorialiste fait revivre le frère et la sœur, Henri et Marie Dufaur, le premier à la clarté d’une flamme tremblante (celle d’un cierge), la seconde à la flamme rayonnante de « tous les bûchers » (en puissance) :

Lui se nommait Henri, elle Marie. Il était bien l’antique fils de famille qui, dès son enfance, avait donné du fil à retordre aux siens, rossant ses camarades de classe à coups de saucisson ; renvoyé pour de telles balivernes de collège en collège ; s’échappant, pour se promener tout nu au soleil, du cachot où son père l’avait consigné ; prolongeant indéfiniment son droit, revenant au village pour y manger des crêpes avec une paysanne qu’il aima comme Lamartine Graziella ; nommé sous-préfet ; démissionnaire ; catholique aussi sincère que scabreux ; lisant avec passion Mayne Reid et Walter Scott ; nouant, par l’intermédiaire de duègnes, des idylles à la Cervantès ; empruntant pour prêter ; rentré au pays où il piquait ses maigres chiens en gravissant les bleus coteaux de Montballon et de Susmiou ; mort à Lourdes dans la grâce infinie de la Vierge.

Il y a quelque quinze ans que je l’ai enterré, mais la flamme du cierge tenu par moi tremble encore dans mon cœur.

Sa sœur Marie ressortissait à Barbey d’Aurevilly. Elle avait une âme d’homme et de chouan. Merveilleusement intelligente, d’une haute tenue morale, d’une religion qui eût enflammé tous les bûchers, sa bonté n’avait d’égale que sa haine. Elle fut la plus grande amie de ma mère. Ses derniers jours furent attristés par un délire durant lequel elle m’a dit qu’elle se mourait de la fièvre des pèlerins de terre-Sainte. Admirable définition d’un mal dont nous mourons tous.

 

Aux Dufaur, le poète a consacré une "Source", la troisième, d’abord intitulée « Les Eaux courantes », composée le 26 mars 1935 et dédiée à Frédéric-Arthur Chassériau. L’Association Francis Jammes en possédait deux manuscrits. Au cimetière de Susmiou, sur la pierre tombale des Dufaur, le début de la huitième strophe de cette "Source" devrait être gravé en toutes lettres, moins fragile que ces « lettres officielles » auxquelles les lapins répondent à leur manière :

Ressuscitez pour la vie éternelle,
Morts de Dufaur. Lance des étincelles,
Source glacée. Et fleurissez, ombrelles
Que balançait au parc la main des belles.
Reprenez vos raquettes, jouvencelles
Aux cris aigus comme des hirondelles.
Et vous lapins dansez dans les clairières,
Montrez le cul aux lettres officielles.
Hardi pipeau ! Pique dans la bruyère
Les griffons blancs qui hurleront au lièvre.


La mort d’Henri Dufaur ne mit pas un terme aux relations avec la sœur qui lui survivait. À partir de 1907, les Jammes se rendirent à plusieurs reprises au château de Sus et Marie fut assez souvent reçue à Orthez. Tout le monde y vénérait sa noblesse : elle fut la plus grande amie de la mère de Francis Jammes ; dans ses souvenirs inédits, l’épouse du poète a dit combien elle l’aimait et l’admirait : « J’ai retrouvé en elle tout ce que j’avais le plus goûté dans mon pays, les vieilles familles, les vieilles traditions et le vrai visage de notre patrie » ; Jammes, enfin, en a fait le portrait dans Trente-six Femmes.

« La Chouanne » de Trente-six Femmes, c’est en effet Marie Dufaur. Peu jolie mais belle, belle d’être fidèle à des convictions que ni les modes ni les opportunismes ne pouvaient entamer : « Courte, trapue, la face mâle, vous étiez superbement laide. Votre toque démodée s’ornait de deux ailes de bécasse tuée sans doute par votre frère avec qui vous viviez dans l’union d’une solitude parfaite » (p. 131). Chouan à sa façon, adepte de petites ou moins petites chouanneries, Francis Jammes, à la fin de son texte, lui fait prendre congé et la direction qui lui tenait au cœur :

Vous avez pris congé. Un domestique de la maison retenait sous la rafale votre jument attelée à un vieux coucou. Vous avez relevé votre collet, saisi les rênes et le fouet et, seule, vous êtes partie dans la direction de la France.

 

Ressuscitez pour la vie éternelle,
Morts de Dufaur.