Sans doute l’une des pièces les plus précieuses du fonds palois et la matrice de toute l’œuvre de Francis Jammes.

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Il s’agit d’un petit carnet (140 x 85 mm, dos de 10 mm) dont le cartonnage est recouvert d’un papier marbré marron et jaune.  Les pages, quadrillées, sont numérotées de 1 à 86, plus 2. Dans le coin gauche du cartonnage, face à la page de garde, une petite étiquette dorée révèle l’origine de l’objet : « Papèterie J. Laurens, 160, rue Sainte-Catherine, Bordeaux ».

Programmatique, altier et bien détaché au milieu de la page de garde, le titre – MOI – en dit long sur la prégnance autobiographique de la poésie de Jammes. Il n'est pas absurde de penser à Emerson, qu'Hubert Crackanthorpe a peut-être fait connaître à son ami : "Moi, ce monde qui s'appelle MOI et le moule dans lequel le monde est versé comme de la cire".

Sur la première feuille quadrillée, figurent le nom et l’adresse du propriétaire du carnet :

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Francis Jammes
Cours des Fossés (Victor Hugo)
196
Bordeaux

La parenthèse – « (Victor Hugo) » – contient sans doute une revendication poétique, par delà l’information pratique…

Sur la première page, ajoutées par la suite puis barrées au crayon, deux phrases écrites à l’encre ont dû servir de mémento : « En septembre, faire description grande terre nue, sèche, bruyère où le brouillard tremble. Mousse des bois. ».

La dédicace, quant à elle, annonce la place que le poète accordera à ses amis, nommément, ici, à un professeur de botanique (Armand Clavaud) et un camarade de lycée (Charles Lacoste), tout deux rencontrés à Bordeaux :

Au bon Monsieur Clavaud
Au brave Lacoste
à mes vieux amis,
je dédie ça

Le carnet contient plus de 70 poèmes écrits entre septembre 1888 et l’été 1890. Tous sont signés, à deux reprises à l'encre violette. Les premiers ont été composés à Bordeaux, jusqu’à la mort du père, Louis-Victor Jammes, le 3 décembre 1888. Les autres ont vu le jour à Orthez ou aux environs de la petite ville béarnaise, peut-être jusqu’à Assat pour quelques-uns.

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Certains poèmes ont été copiés sur une feuille volante et collés dans le carnet. D'autres ont été biffés, au crayon (bleu, rouge) ou à l'encre. Une quinzaine de pages ont été arrachées du carnet, probablement par Jammes parce qu'il trouvait imparfaits ou trop intimes les poèmes qui s'y trouvaient. Mais le titre des poèmes disparus figure dans la table des matières finale. Cette table est de la main de Charles Lacoste. Quant aux poèmes, ils ont tous été recopiés : soit par ce « vieil ami », soit par Jammes lui-même, dont la graphie, toute fine, contraste avec les larges paraphes à venir.

Selon le décompte réalisé par Michel Haurie, vingt-et-un des poèmes de ce carnet princeps ont été publiés, avec pour titre Vers, à Orthez, chez Goude-Dumesnil, en mai 1893, puis sous le même titre, à Paris, chez Ollendorf, en 1894 (pp. 52-93). Un autre poème ("Quand le vieux Madécasse ...") qui figure dans ce cahier avec la mention "Fait après coup" et qui est daté de juin 1889, a été publié sous le titre "Les Nègres". Enfin, vingt-trois de ces poèmes ont été repris dans De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, un dans Prends nos vieux souvenirs.

Plus de la moitié des poèmes du carnet Moi n’avaient pas été édités dans les Œuvres de Francis Jammes rassemblées par le Mercure de France entre 1913 et 1926. Robert Mallet en avait exhumé et annoté 44 dans son ouvrage Le Jammisme (pp. 107-152), publié en 1956. L'Œuvre poétique complète (OPC), parue en 2006 chez Atlantica, reproduit ces 44 pièces et les notes, plus deux nouvelles pièces : « La femme a les bras nus », composé en novembre 1888 (OPC, pp. 1313-1314), et « Amis, je ne sais pas à ce qu’il faut croire… », daté de septembre 1889, entièrement raturé par Jammes, mais non arraché du carnet (OPC, pp. 1331-1332).

Bien des années plus tard, c’est au carnet MOI, sans le nommer, que Jammes fera allusion dans « Nocturne de la vingtième année » :

Je sais que je suis poète, et je me confie directement à ces feuilles qui chuchotent et dont le rameau devient un autre moi-même. J’ai vingt ans. Je me sens isolé au delà du possible. Les poèmes que j’ai écrits en 1888 sont là, sous clef. Seuls, Lacoste et Clavaud en ont eu connaissance. À quoi bon les livrer à d’autres qui, j’en ai la persuasion, ne sauraient les comprendre pour cette simple raison que j’y suis sincère ?
Les Nuits qui me chantent, p. 55

Plus tard encore, viendront Les Airs du Mois : tel est le titre générique des derniers textes écrits par Francis Jammes. Mois : avec une marque de pluriel qui donne à penser, c’est le titre monosyllabique du carnet… primal : MOI.