À Pau sont conservés les manuscrits de sept poèmes de Ma France poétique, recueil paru en 1926. Cinq ont été réunis par Jean Labbé dans le recueil factice Ms452/47. Les deux autres sont « Feu de la Saint-Jean » (Ms585) et « Un coin de la Joyeuse » (Ms 644).

 

Ms585 : « Feu de la Saint-Jean »

Manuscrit autographe signé. Quelques ratures. Six variantes mineures par rapport au texte imprimé (OPC, pp. 985) :

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FEU DE LA SAINT-JEAN

Tournay

Je ne sais pas pourquoi, dans ce temps-là, je mêle
Les fruits ailés d’érable à la procession
Qu’on fait à la Saint-Jean autour de ces tisons
Qui, morts, prennent le bleu si noir des hirondelles.

Sans doute sur l’Arros, torrent, je vois un pont
Construit avec du crépuscule et des décombres
Où s’en vont sagement, en chantant, quelques ombres
Qu’allongent des manteaux avec des capuchons.

Il me semble qu’on se dirige vers la gare
Où cinquante ans n’ont pas fané les catalpas
Qui, dans la cour, vieux Indiens, parlent tout bas
De leur pays natal en fumant leurs cigares.

Voici l’arbre-bûcher. Monsieur Pédebidou
Y met le feu, dressant des favoris insignes,
Emules d’animaux aussi bien que de cygnes.
Et le brasier craquant étoile le feu doux.

Le prêtre sur le bois a jeté l’eau bénite.
On a vu, des coteaux, des flammes s’élever ;
Les gens à l’unisson ont repris les avés
Et repassé l’Arros plein de cerceaux de truites.

Des hommes, attelés aux restes calcinés,
Les traînent sur le sol jusques à leurs demeures.
Qu’enfant redevenu, quand sonnera mon heure,
Je baise votre cendre, ô lieux où je suis né !

Ce feu a marqué l’enfant et continuera jusqu’au bout de brûler dans le cœur du poète. Il est en particulier évoqué dans Souvenirs d’enfance et dans Les Nuits qui me chantent .

Dans Souvenirs d’enfance, ce sont les trois dernières strophes de la septième des dix-sept pièces d’un ensemble paru dans Le Mercure de France du 1er mai 1907. Cet ensemble sera repris en 1913 dans le tome I des Œuvres complètes de Francis Jammes publiées au Mercure de France. Le poème, en vers décasyllabiques, figure maintenant dans l’Œuvre poétique complète (OPC, p. 1241) publiée en un seul volume chez Atlantica (Biarritz, 2006), pp. 1240-1241. Il a été écrit le 11 janvier 1907 :

Je me souviens de l’arbre de Saint-Jean.
On y mettait le feu, la nuit tombante.
Il devenait comme une averse d’or.
Que c’était beau ! Je suis prêt à pleurer.
Ô Dieu du feu, je t’aime et je t’adore ;
ô Dieu des eaux qui priaient sur les prés !

Écoute-moi, mon Dieu, écoute-moi…
Au nom des jours lointains, au nom des mois
et des années : exauce ma prière !
Ô Créancier ! Cherche parmi tes coffres
ce feu de joie de l’enfance première.
Il est à toi. C’est à toi que je l’offre.

Louez mon Dieu ainsi que dans les Landes,
soirs parfumés comme des reines-Claude,
ô soirs de la Saint-Jean sur les coteaux !...
Quand, un à un et un à un, les feux
vont s’éteignant en ronde et que bientôt,
à l’horizon, il n’y a plus que Dieu.

Dans Les Nuits qui me chantent, mince et beau volume paru chez Ernest Flammarion en 1928 (collection « Les Nuits »), c’est le quatrième Nocturne (pp. 20-21) qui rallume, en prose, mais une prose poétique, le feu de la Saint-Jean du 21 juin 1873. Le bûcher n’est d’abord qu’un « arbre sec, noir, ingrat, semblable à une cheminée de locomotive ». Jusqu’à ce que le feu revête cet arbre mort « d’un feuillage rouge qui crépite et fait fuser des bourgeons d’or ». C’est ainsi que « l’arbre-bûcher » devient « bûcher de sèves » (l’image est du poète Louis Guillaume). Les prêtres récitent des prières devant ce « miracle » tandis que M. Pédebidou, en bon philistin, se targue d’avoir fait inonder le bûcher de pétrole. Ce premier souvenir du feu solsticial de Tournay est la première perception de l’abîme qui sépare croyants et incroyants. Débarrassé de sa matérialité sous l’ardente poussée végétale des flammes, le feu fait la lumière, c’est-à-dire la vie et même la Parole. Ainsi le « Nocturne de la Saint-Jean » se referme-t-il sur une citation évangélique (Jean, I, 5) qui répond au catéchisme sceptique de M. Pédebidou :

« Mais la lumière luit dans les ténèbres
et les ténèbres ne l’ont pas comprise. »
 

On se souvient que M. Pédebidou est, dans De l’Âge divin à l’Âge ingrat, premier volume des Mémoires de Francis Jammes, ce médecin qui, sans broncher, laisse M. Fourcade infliger à l’enfant le supplice des sangsues. Il se pourrait que ce patronyme bigourdan désignât un homme sec, sec comme un pied ou un cep de vigne. Dans le « Nocturne de la Saint-Jean », c’est le cœur de M. Pédebidou qui paraît sec.

Ce « Nocturne de la Saint-Jean », Gaston Bachelard l’aurait sans doute beaucoup aimé s’il en avait eu connaissance. En tout cas, certaines pages de La Flamme d’une chandelle, PUF, 1961, notamment les chapitres III (« La verticalité des flammes ») et IV (« Les images poétiques de la flamme dans la vie végétale ») peuvent l’éclairer, s’il en était besoin.

 

Ms644 : « Un coin de la Joyeuse »

Manuscrit  autographe (1 f.. ; dim : 27 x 21) sur papier bleu passé. Encre noire. Acquis par la Bibliothèque Patrimoniale de Pau en avril 2014.

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Il s’agit d’un manuscrit de premier jet et de travail, avec de très nombreuses ratures et corrections, du poème de Ma France poétique (1926) qui deviendra « Un coin de la Joyeuse ». Il appartiendra à la section « Ruisseaux » (ce substantif apparaît en haut, à droite, entre parenthèses) dans le recueil définitif. Ce qui entraînera la modification du titre primitif : « Un coin de La Bastide Clairence ». On se souvient que c’est dans une claire chambre de ce beau village que, le 7 juillet 1905, Jammes revint formellement à la religion catholique. On sait que, bien avant, en la cathédrale de Bordeaux, il s’était jeté à genoux, sanglotant et désarmé. On n’ignore pas davantage que, périodiquement, il était allé frapper à la porte du P. Michel Caillava, à Pau, en pénitent que la passion brûlait, incertain de tout et parfois dégoûté de lui-même. Mais, le 7 juillet 1905, le P. Michel dit la Messe sur une commode, avec des ornements « beaux comme le jour », Claudel sert et Jammes communie. C’est un sommet de la vie de Jammes. Joie et paix domineront désormais, malgré – inévitables – des moments d’inquiétude et de peines aux deux sens du terme : labeur et douleur.

Les 14 vers du poème définitif, dont la transcription est donnée ci-dessous, n’évoquent pas directement cette « conversion », mais, d’abord, l’eau vive du ruisseau et l’innocente joie des enfants du poète. Ensuite, le ton devient plus grave et mystérieux. La clarté se brouille ou se divise, comme le « léger courant clair » de la Joyeuse autour des pieds nus des enfants qui jouent. Le père dit à la fois qu’il savoure « un bonheur sans mélange » et qu’il est « un peu triste » en pensant à sa finitude et à l’innocence enfantine. Perte de l’innocence, quête inquiète d’éternité, voilà deux thèmes très présents dans l’œuvre de Jammes. La figure du vieux basque final ajoute à la gravité et au mystère du poème. Qui est, au juste, ce personnage qui regagne un « vallon désolé » ? Un mortel de passage ? Un « héros antique » ? Un carliste ?

UN COIN DE LA JOYEUSE

Je revois un filet d’eau vive à telle place ;
Et mes petits enfants sous des arbres délacent
Leurs chaussures, afin de fouler le gravier
Du léger courant clair que divisent leurs pieds.
Mon cœur goûtait alors un bonheur sans mélange,
Un peu triste pourtant, tout auprès de mes anges.
Pourquoi leur innocence, à ce moment précis
De mes jours limités, me frappa-t-il ainsi ?
Un vieux basque passa, maigre comme une flèche
Que de longs cheveux blancs empennaient de leurs mèches.
Il regagnait le fond d’un vallon désolé
Où depuis, en chassant, je suis parfois allé.
Il nos salua, fier comme un héros antique
Et me dit qu’il était un agent politique.(OPC, p. 975

 

Le manuscrit de cinq autres poèmes de Ma France poétique est conservé à Pau (P : Ms 452/47). Ainsi que les épreuves corrigées et le bon à tirer après correction du recueil (Ms 528). Le manuscrit autographe de onze poèmes de Ma France poétique est par ailleurs conservé à Orthez (O : Ms 38-39).

 

Jacques Le Gall