Atteint de maladie cardiaque, le père de Francis Jammes comprit qu’il ne tarderait pas à mourir et demanda à être enterré à Orthez. Sa veuve et ses deux enfants quittèrent donc Bordeaux pour cette petite ville au charme mélancolique : Orthez.

 Orthez : Place Saint-Pierre / Fonds Association F. Jammes, Orthez
 Orthez : La “lyre orthézienne” / Fonds Association F. Jammes, Orthez
 Orthez : Café des Halles et Boulevard des Pommes / Fonds Association F. Jammes, Orthez
 Orthez : Rue Saint-Pierre / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Au début, le jeune homme triste retrouva l’antique demeure de la rue Saint-Pierre qui avait marqué son enfance. Peu à peu, il sut goûter la paix des lieux, « la tristesse morne, les rues aux boutiques obscures, l’usure des seuils, le ruisseau des tanneurs, le gave qui creuse les rocs, luit, tourne et file ». Il rechercha aussi la compagnie de « gens très simples » qui lui communiquèrent leur équilibre, quoiqu’ils fussent en général fort différents de lui, étrangers en particulier à son goût pour la poésie.

 

Je me sentais sauvé par cette oasis de
six mille habitants que la Providence avait placée
sur ma route au moment que mon dromadaire s’enlisait dans le chott.

L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 123-124

 

La pêche, la chasse et l’herborisation remédièrent à l’ennui d’un stage d’ailleurs bref et très intermittent que sa mère lui voulut faire accomplir chez Maître Estaniol, l’une des figures du Cercle d’Orthez. Francis Jammes continua de pratiquer « l’école buissonnière » qu’il avait déjà préférée à celle des pions et des régents. La mère comprit son fils et ne contraria pas le stage de « poète aux champs » de celui dont elle savait, désormais, qu’il remplissait de poèmes un petit carnet intitulé MOI (Ms 267).

 

 

L’affectueux tête-à-tête de la mère et du fils dura seize ans. Surveillance d’une métairie, fréquentation du Cercle d’Orthez, échappées dans une nature vallonnée et vivifiante, c’était la partie visible de l’existence du jeune homme. Mais ce qui donnait un sens à sa vie, c’était, comme le dira Robert Mallet, « la maturation d’un tempérament poétique » : des lectures décisives (« Tolle et lege », écrit saint Augustin) et l’écriture de poèmes (tenus secrets).

Chaque fois qu’il rentrait à Orthez, retour de quelque excursion sur la Côte basque ou en Espagne, mieux encore d’un voyage plus lointain et exceptionnel (Paris en 1895, l’Afrique du Nord en 1896), Francis Jammes éprouvait la même joie, celle de retrouver son « morne et pieux Béarn », la quiétude et même la tristesse d’une bourgade de six mille âmes dans laquelle il se refaisait une santé physique et morale, la solitude d’une chambre qui le mettait à l’abri de l’agitation et des modes :

 

Cette vie est très douce, continue, simple, comme les coqs de zinc qui,
au sommet des toits, indiquent le vent de pluie. Je suis dans ma chambre.
Ma chienne fidèle dort à mes pieds, tout est calme autour de moi et je me sens très isolé.
Je vais allumer ma pipe et songer doucement…
Cette solitude donne une âme très simple et très compliquée.

Fragment d’un Journal (1896)

Car l’âme du jeune homme n’était pas seulement « très compliquée », elle était très malade.

Nombreuses sont les déclarations de reconnaissance et d'amour que Jammes adresse à Orthez :

 

Mon lit est blotti entre ce grain de sable : les Pyrénées, et cette goutte d’eau :
l’Océan-Atlantique. J’habite Orthez.
Mon nom est inscrit à la Mairie et je m’appelle : Francis Jammes.

Pensée des jardins (« La sécurité dans la tempête »)

 

Orthez m’a rendu la santé, peut-être même dirai-je la vie.

 

Pont-Vieux à Orthez / Fonds Association F. Jammes, Orthez

Orthez ! Orthez ! pourtant j’aimais au clair de lune
Ton pont où le démon le soir cherchait fortune.
Ta Paroisse Saint-Pierre a béni mes défunts,
Baptisé mes enfants, communié quelques-uns.
J’ai suivi le dais d’or sur la route fleurie,
Le cœur chantant avec tes Filles-de-Marie.
Pourtant, lorsque je songe à toi, ville des morts,
Je sais bien que je t’aime et que moi seul ai tort.
Ma France poétique, OPC, p. 917

"Orthez !"

Tel est le dernier mot que Jammes semble avoir prononcé…
 

 

Parmi tous les textes où Jammes parle d’Orthez, voici celui qui figure dans le charmant livre que Francis Jammes écrivit pour accueillir Bernadette, son premier enfant, né le 19 août 1908. On peut rappeler que François, le voisin savetier, fut le témoin officiel de cette naissance à la mairie d'Orthez :

 

Le bord du cadre est fait des bois de chênes des collines et du marbre bleu des Pyrénées. Un clocher assez proche coupe la vue d’un mamelon éloigné qui s’isole en s’avançant dans la plaine. Tout ce qui comme ce mamelon est en relief en dehors de l’horizon, semble couché sur les damiers de blés, de maïs, de vignes et d’herbes : les carènes des anciennes redoutes, les avenues et les places, le vieux pont pareil au pont du jeu de l’oie et la tour du château qui, dans un nuage d’arbres, ressemble à une leçon de dessin. Seules demeurent toujours debout les Pyrénées, car jamais elles n’abandonnent le ciel si bleu qu’il est solide.
En amont, le gave est une nappe qui forme des îlots ombreux et, sur les cailloux, des vaguettes qui battent de l’aile ensemble comme un vol de pigeons fondu dans la lumière. En aval, le roc nu encaisse l’eau couleur d’olive et s’avance au milieu et émerge çà et là comme une troupe de bêtes d’avant le déluge.
Les maisons des vieux quartiers chaussées de galets, vêtues de jardins pareils à des châles de l’Inde vus à l’envers, coiffées de toits qu’empanachent les fumées, comme de plumes d’autruches, regardent les passants à travers leurs lunettes carrées et fixent à leurs fichus de chaux blanche, garnis de balcons à jour, des bouquets de géraniums et des colliers de piments rouges.
Tel est le tableau, ô Bernadette, où tu figures au premier plan parce que sans cela tu paraitrais trop petite !

Ma fille Bernadette, Mercure de France, 1910, pp. 255-257