Il y a, chez Francis Jammes, un fond de santé et une robustesse, une aptitude à faire des choix et à s’y tenir, qui lui permirent toujours – même au temps de sa mélancolique jeunesse – de combattre humeur noire et « nausée de l’existence » : de recouvrer un équilibre et d’accumuler de la force.

Dès son arrivée à Orthez, il comprit qu’il devrait accepter et même rechercher la quotidienne fréquentation de personnages (aux deux sens du terme) qui, pour n’être ni des phénix ni des poètes, n’en seraient pas moins « fortifiants ». Dans cette petite ville dont il décida que la population était, « à cette époque, d’une originalité sans pareille », un raout, mi-balzacien mi-hoffmanesque (mais en plus méridional), lui offrait la possibilité de se refaire une santé par l’exercice d’une clairvoyante compréhension : le Cercle.

Le Cercle : Bâtiment communal construit en 1838 / Fonds Association F. Jammes, Orthez
Règlement du Cercle / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Je me laissai présenter au Cercle. Il me semblait que cela fît partie
de mon hygiène et que, puisque j’étais bien décidé, – à aucun âge de ma vie
je n’ai hésité sur mon choix, – à mener une vie provinciale, à me l’assimiler, j’aurais là,
tout groupés chaque soir, de fortifiants échantillons.

 

Dans L’Amour, les Muses et la Chasse (pp. 87-98), le mémorialiste ne se prive bien sûr pas du plaisir de portraiturer quelques-uns des « fortifiants échantillons » rencontrés et observés au Cercle d’Orthez. On notera que la verve du portraitiste ne lui fait rien oublier :

- ni cette règle du jeu essentielle : « Toute psychologie tient dans un salon de dix personnes, toute flore dans une prairie de quelques mètres carrés » ;
- ni la gravité de l’enjeu existentiel : l’« adaptation diplomatique » aux mœurs orthéziennes n’en tendait pas moins « à une véritable lutte pour la vie » ;
- ni l’« apprentissage du monde » : les leçons qu’il est possible de tirer de chaque « document en peau humaine » ;
- ni les peines et les joies d’une quête : celle de l’Amour et des Muses (autrement dit celle de la Poésie) pareille à celle du chasseur de bécasse ;
- ni l’humour sous toutes ses formes (plaisanterie, caricature, burlesque, dérision…) : il faut manger son pot-au-feu sans – toujours – penser à Charlemagne ;
- ni la tendresse : mais l’ironie (elle comporte un jugement et fait une victime) se substitue tout de même à deux reprises à la bonhomie de l’humour.

Mais voici, tels qu’en eux-mêmes ou tels que les vit le jeune Jammes, huit inoubliables figures du Cercle d’Orthez :

Je fus présenté aux membres par le président, un excellent petit vieillard propret, aux favoris d’ouate, au crâne de billard, qui parlait en pinçant la syllabe, et qui représentait, dans cette sous-préfecture, le parti républicain protestant. Il était décoré de la Légion d’honneur à cause de cela, et il portait des guêtres noires. Je ne pense pas que l’on puisse être davantage que lui une personnalité provinciale, en ce sens que, lorsqu’il passait au milieu de la rue, son pardessus se déployait comme un drapeau jusqu’à la barrer toute. On eût dit qu’il faisait toujours du vent exprès pour lui.

Il m’a donné le sens des palombes. Je veux dire qu’il possédait une belle chasse où l’on prenait de ces oiseaux en quantité. Les souvenirs qu’il me rapportait sur mon père et sur mon grand-oncle, qu’il avait beaucoup connus et reçus dans ses cabanes, me touchaient beaucoup. Il n’y a plus de chasseurs comme M. Basile-Henri Vidal, qui était son nom. 

Portrait de Basile-Henri Vidal / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Puis un homme d’une quarantaine d’années, botté, vêtu d’un manteau à la hussarde, une de ces figures dont le poil dru et noir repousse aussitôt que le rasoir y a passé. Il porte des lunettes, cite Saint-Simon à tout propos, et croit, avec beaucoup de raisons d’ailleurs, qu’il ressemble à don Quichotte par sa moustache hérissée, les tics de sa figure, et cet air de guitare qu’il fredonne parfois.

Mon ami Émile Pétriat, c’est lui, m’a donné les goûts de l’hidalgo dont les rêveries dorent de leur soleil des châteaux en Espagne. Il m’a permis d’apprécier une humble fortune dans l’ombre, m’a communiqué des enthousiasmes intempestifs, m’a fait désirer la paix de la vieille chambre à ramage où votre vieux chien somnole sur la descente de lit, et où l’on saura mourir sous le laurier bénit. 

Portrait d'Émile Pétriat / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Issu d’une très ancienne famille de Montpellier, laquelle famille fit construire à Orthez une belle demeure, André de Préville portait un nom que l’admirateur de La Fontaine se devait de rapprocher de Grandville, le magnifique illustrateur du fabuliste :

 

André de Préville, mince et long comme un sabre de la grande armée, le nez en faucille sur ses longues moustaches de froment, l’œil en vrille bleue, la voix d’un canard sauvage, les jambes d’un échassier dessiné par Grandville, m’a appris comme on traque la bécasse dans un fourré, comme il faut être patient et minutieux dans la quête, comme il faut connaître et marchander un chien d’arrêt, comme il faut s’appliquer au tir et, au soir d’une marche harassante, apprécier sa pipe et son bock.

 

Dans Le Patriarche et son troupeau, le mémorialiste ajoutera une note tragique à ce portrait : André de Préville « mourut de la morsure d’un de ces beaux griffons » avec lesquels il chassait, non plus la bécasse mais le sanglier.

 

Du commandant Armstrong, la promenade circonscrite dans la salle dénonçait le marin qui s’imagine encore faire son quart. Il ressemblait à un ancien président de république américaine, possédait l’honnête distinction des hommes d’autrefois. De haute stature, il s’arrêtait parfois net, tenant au dos un de ses bras en équerre, relevait sa tête d’aigle, fronçait les sourcils, et semblait de son regard aigu percer les murs pour découvrir à l’horizon une goélette.

Il m’enseigna le jeu d’échecs et l’art de consulter le baromètre en tenant compte des sautes de vent propres aux Basses-Pyrénées.

Portrait du Commandant Armstrong/ Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Quant à l’avoué Estaniol, un ancien camarade de mon père, c’était un gros rabelaisien à figure enluminée. Il ressemblait à ces moines que des illustrateurs plaisants, héritiers de l’esprit de Voltaire, représentent trinquant dans un cellier. Ses lunettes s’appuyaient sur son nez rond, de telle manière que son regard passait au-dessus des verres d’un air interrogateur et malin. Il possédait en effet un grand esprit de finesse. J’ai travaillé chez lui en qualité de clerc amateur, pour m’initier quelque peu à la procédure, ayant alors vaguement l’idée d’acheter plus tard un notariat. Il m’a fait comprendre l’humour, la truculence de la basoche antique, la bêtise des juges dont il pouffait, le drame intime des procès dont le public ne voit que la face. Je puis dire que j’ai vu passer dans cette étude des héros de Balzac tourmentés par leurs liquidations, et des robins d’Hoffmann capables de vendre leur âme pour un pâté de foie. Estaniol se chauffait en relevant son large pantalon noir, ce qui laissait paraître le bord de son caleçon.

 

Point de photographie pour Maître Estaniol. Mais le « clerc amateur » (très amateur) n’en a-t-il point laissé un assez clair et joyeux portrait ? Pour ce qui est de Mathieu Dutilh, le révélateur photographique ne saurait oblitérer l’autre révélation, on ne peut plus philosophique :

 

Mathieu Dutilh, n’avait jamais eu d’autre occupation que de rouler sa cigarette et de chasser avec des chiens courants, – dont il avait pris la physionomie et la démarche, – comme il arrive presque toujours aux vieux disciples de saint Hubert. Dutilh m’a révélé que l’on peut vivre sans rien faire, à la condition d’être toujours de très bonne humeur.

Portrait de Mathieu Dutilh / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Pas de cliché, non plus, pour le vétérinaire Cescas, le premier de ceux dont l’évocation, malgré sa drôlerie, ne laisse guère de place à la tendresse :

 

Le plus singulier de tous les membres du Cercle d’Orthez était, à coup sûr, un vétérinaire nommé Cescas. C’était un protestant d’une cinquantaine d’années qui jouait aux hommes de la première Révolution. Il en portait le costume, ses longs cheveux formaient perruque, et il les lavait, pour en atténuer la teinture, à la borne-fontaine située devant sa porte. Il avait l’air d’un ours au pelage amadou. Le plus curieux de son cas était qu’il s’adonnait au spiritisme si fervemment qu’il eût rendu des points aux plus toqués du Club de Bordeaux. Il recevait chez lui, dans l’intimité, entre un bœuf atteint de fièvre aphteuse et un cheval frappé d’un coup de lune, les plus distingués désincarné, Louis XIV ou Napoléon par exemple. Mais des compagnies aussi illustres ne l’empêchaient point de condescendre à recevoir de très humbles sujets. C’est ainsi que, fort triste, il déclara avoir reçu nuitamment la visite d’un fœtus qu’une fille avait fait disparaître et qui lui était apparu sous forme de lampion. Dirai-je que je ne dois pas grand’chose à Cescas ? Dans le microcosme d’Orthez, il tenait bien sa place, et une place magique. Que savait-il de plus ou de moins que tant de bonzes millénaires, de théosophes modernes, – que Camille Flammarion lui-même ? Sans que j’eusse à donner un grand effort intellectuel, j’ai pu lire dans ce document en peau humaine, qui m’instruisit assez pour me dispenser de recourir aux ouvrages de Papus et de Gustave Le Bon.

 

L’image d’Émile Dubroca, elle, nous est parvenue. C’est le second personnage dépeint sans la moindre sympathie. De ce bourgeois avantageux, Jammes sut encore tirer une leçon. Une leçon définitive et qui l’amertuma sa vie durant :

 

Qui ne ressemblait en rien à ces sorciers, et n’était inquiet d’aucun de ces problèmes spirituels, était un vieux beau, très épris de sa personne, riche, habitant seul le plus bel hôtel, l’unique hôtel particulier d’Orthez – qu’Alfred de Vigny loua durant qu’il était en garnison dans cette ville. Il se nommait Émile Dubroca. Très entouré, à cause de ses biens et du manque d’héritiers directs, on l’avait convaincu de bel esprit. Et c’est pourquoi il débitait mille lieux communs d’une voix et d’un ton très assuré. Il aimait qu’on le flattât. Je l’ai vu heureux toute une journée du compliment qu’on lui avait adressé pour son gilet parsemé de myosotis. Il avait un dédain profond des artistes. Il m’a aidé à me prémunir, tout jeune, contre l’état d’esprit irréductible d’une certaine bourgeoisie : une antipathie, distante mais féroce, pour les poètes qu’elle croit goûter, pour les peintres qu’elle croit admirer. Je lui sais encore gré que je n’aie eu avec lui que des rapports de convenance, de m’avoir appris à lui seul qu’avec cette race il n’y a rien à tenter. L’aristocratie et le peuple parlent une autre langue, possèdent un autre cœur.

Portrait de Mathieu Dutilh / Fonds Association F. Jammes, Orthez

 

Si Orthez a guéri – voire sauvé – Francis Jammes, le Cercle d’Orthez n’y fut donc pas pour rien. En même temps qu’il enrichissait sa « collection de types », le jeune homme soignait son ennui et trouvait le moyen de s’évader :

Cette atmosphère me plaisait. Chaque soir avant dîner, j’allais, une heure durant, m’y plonger, écouter les conversations qui souvent avaient trait aux anciens que je n’avais pas connus. L’un de ceux dont j’étais avide d’entendre parler, c’était mon grand-père Jean-Baptiste Jammes, le médecin mort aux Petites-Antilles.

 

L’évocation du Cercle d’Orthez confirmerait par ailleurs – et c’est une chose trop peu connue – que Francis Jammes est l’un des grands humoristes de la langue française. Jamais il n’a perdu une occasion de saisir « ce côté amusant auquel nul n’échappe et qui est particulier à chacun ». En prose comme en poésie, il s’est complu à l’innocente plaisanterie, à la fantaisie, à la bouffonnerie, et à la parodie, mais aussi au sarcasme, au persiflage, à la satire et au jeu de massacre :

 

Il y a des jours où je ne sais contre quoi taper.
Je voudrais avoir un massacre des Innocents dans ma chambre,
un Rostand, un Ganderax, un Doumic en caoutchouc pour les renverser
avec une balle qui représenterait la tête de Gide.

Lettre du 14 décembre 1901 à Arthur Fontaine

 

Jacques Le Gall