Après les trois années à Saint-Palais, la famille Jammes déménagea à Bordeaux où le père fut nommé Receveur des actes des Huissiers le 12 mars 1880.

Dans cette ville, Francis Jammes n’eut qu’une adresse, mais l’immeuble du 196 Cours des Fossés (actuellement 15 Cours Pasteur) reste inséparable d’une autre demeure où habitait une jeune fille au doux profil. Ces deux maisons bordelaises sont évoquées au commencement de L’Amour, les Muses et la Chasse, le second volume des Mémoires. Ce sont :

 

deux maisons sans nom et sans faste où,
dans l’une est né l’amour, et dans l’autre,
est entrée la mort.

Immeuble du 196 Cours des Fossés / Association Francis Jammes Orthez

 

De la première de ces deux maisons, dans le quartier des Capucins, le mémorialiste montre « les tuiles rousses et noires » sous la neige fondue (c’est ce que pourraient voir les grands oiseaux migrateurs fuyant l’hiver et passant au-dessus de Bordeaux), mais aussi (à hauteur de regard d’un jeune homme fuyant le lycée) une façade aux ouvertures inaccessibles : « les quatre fenêtres du rez-de-chaussée avec leurs petites vitres couleur d’eau profonde » et « la porte bien astiquée, haute, étroite, fermée, son heurtoir semblable à une larme». En somme, une « vieille maison à carreaux verts »

De cette première maison, Francis Jammes distingue soigneusement les étages. Il se rappelle, au premier, « le balcon bombé » dont la mère arrosait les fleurs ; au second, « la chambre de l’agonie » où le père rendit « son dernier soupir » ; au troisième, une mansarde qu’il décrira dans Ma France poétique :

 

MANSARDE

Bordeaux

J’ai, tel un grand poète, écrit dans la mansarde
Où, quand on a vingt ans, notre muse s’attarde.
J’étais cet écolier en qui le verger blanc
Éclate aux roses feux des éclairs aveuglants.
Il semble que j'entende encore tinter la grêle
Sur les toits de Bordeaux, et le timbre si grêle
D’une pendule, on ne sait où, dans la maison.
J’allumais doucement ma pipe au seul tison.
Il me semblait, de là, que toute la journée
N’était qu’une limpide et chaste matinée
Et, quand planaient le soir les horloges de feu,
Leur aube saluait mon amour gracieux.

Ma France poétique, OPC, p. 923

 

C’est dans cette lanterne que l’écolier, pourvu de ces attributs indispensables que sont le papier (naturalisé « verger blanc ») et la pipe (allumée « au seul tison ») devient le Poète majuscule. Là qu’il régit l’espace (il domine la maison et la ville) et le temps (il réunit le soir et l’aube). Là qu’il aime et qu’il écrit ses inoubliables premiers poèmes.

Ces premiers poèmes, le jeune homme les recopiera ou fera recopier par son ami Charles Lacoste dans un carnet secret intitulé MOI (Ms 267). Plusieurs d’entre eux figureront, en 1898, dans le recueil capital : De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir.

Fort différente du domicile du cours des Fossés, une autre maison a polarisé les déambulations et les rêveries du jeune Jammes. L’écrivain n’a pas dit dans quelle rue elle se trouvait. A fortiori, il ne l’a appauvrie d’aucun numéro. Sans doute pour épaissir le mystère inhérent à ce pur foyer d’aimantation, il a avancé trois noms (Tristeret, Bergeret, Tarride) dont on a tout lieu de suspecter qu’ils ont été inventés pour servir le texte et sa légende plus que la réalité. N’évoquent-ils pas trop providentiellement, tour à tour, la tristesse, la pastorale, l’aridité ? En revanche, on sait que cette maison était située près des quais, certes dans une rue grise et triste, mais au cœur d’un quartier – celui des Capucins – qu’un soleil dominical suffisait à auréoler :

Calme quartier ! Les tournoiements d’azur des pigeons nimbaient des épiciers qui jouaient aux cartes, le Dimanche, devant les portes, auprès des séneçons, de l’eau ensoleillée et de canaris d’or.

Cette seconde maison apparaît essentiellement dans six textes. À des moments divers (jour, crépuscule, nuit), par des temps différents (pluie ou soleil, neige ou brouillard), sous des éclairages variés (« la flamme agitée d’un bec de gaz », le soleil, la lune). Mais les composantes architecturales et imaginales de cette demeure ne varieront pas d’un pouce.

C’est derrière l’une de ces fenêtres glauques du premier étage qu’une jeune inconnue cousait, en compagnie d’un oiseau (canari ou veuve) dans sa cage :

Il est dans une rue dont je tais le nom, une maison dont la porte, soigneusement frottée, mirait vaguement, dès la nuit tombante, la flamme agitée d’un bec de gaz. Mais avant que l’obscurité se fît, derrière les petits carreaux, une enfant au mince et grave profil de lumière, cousait debout.
L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 39-40

Au commencement de L’Amour, les Muses et la Chasse, en 1921, pour faire voir, l’une après l’autre, les deux maisons bordelaises, l’écrivain a imaginé la fiction – spatiale – d’un plan cavalier. Cette vision d’en haut s’accompagne, inévitablement, d’une mélancolique méditation sur l’amour et la mort. Le patriarche d’Hasparren conjure les grands oiseaux migrateurs, quand ils survoleront Bordeaux, de suspendre un moment leur voyage au-dessus du quartier des Capucins puis du cours des Fossés. Les deux maisons bordelaises de Jammes sont là. Qui résument une jeunesse et un double apprentissage. La première fut celle de l’amour, l’autre celle de la mort :

Chantez alors un chant, que j’entendrai malgré la distance, en l’honneur de la maison sur laquelle mon cœur d’adolescent a laissé tomber tant de neige. Là où cette neige a fondu vous reconnaîtrez les tuiles rousses et noires, et, si vous inclinez votre cou flexible en redressant vers le ciel, comme pour plonger, vos longues pattes rigides, vous verrez les cinq ouvertures ovales du grenier, les six fenêtres du premier étage, les six fenêtres du second, et les quatre fenêtres du rez-de-chaussée avec leurs petites vitres couleur d’eau profonde ; vous verrez la porte bien astiquée, haute, étroite, fermée, son heurtoir semblable à une larme.

Et puis, avec ces ailes en croix qui font de votre caravane un céleste et mouvant cimetière, vous planerez un instant sur cette autre demeure où mon père a rendu son dernier soupir. Il n’y aura plus, sur le balcon bombé du premier étage, ces fleurs que l’arrosoir de ma mère argentait. Mais, au second, vous pourrez apercevoir encore les stores délabrés qui laissaient filtrer un jour avare dans la chambre de l’agonie. Ainsi vous aurez salué l’essentiel de toute ma prime jeunesse, deux maisons sans nom et sans faste où, dans l’une est né l’amour, et dans l’autre est entrée la mort.
L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 2-3

 

Bibliographie : Jacques Le Gall : Francis Jammes. Promenades bordelaises, collection « Les Paysages », Bordeaux, Le Festin, mars 2016 (234 p.), pp. 55-69.