Tournay

2 décembre 1868 - fin juin 1875

Né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 18 août 1831. Il a sept ans lorsque son père (Jean-Baptiste Jammes) le confie (ainsi que son frère Octave) aux tantes d’Orthez, Clémence et Célanire. Il commence sa carrière de Receveur de l’Enregistrement et des Domaines à Ribiers (Hautes-Alpes), la poursuit à Hagetmau (Landes), puis à Villeréal (Lot-et-Garonne). Épouse Anna Bellot le 20 septembre 1864 à Navarrenx (Basses-Pyrénées). Est nommé à Tournay (Hautes-Pyrénées) le 22 novembre 1867. Est ensuite affecté à Sauveterre-de-Guyenne où il s’installe seul, sans sa famille, dans l’attente d’un poste plus satisfaisant. Nommé à Saint-Palais en 1876. Mis en disponibilité en novembre 1879. Il prend son dernier poste à Bordeaux le 12 mars 1880. C’est là qu’il meurt, presque subitement, le 3 décembre 1888.

[Portrait de Loyuis Victor Jammes / Association Francis Jammes Orthez

 

De ce fervent républicain, de cet homme intimidant mais bon, « aussi bon que beau », « rêveur, nerveux, beau, susceptible et bref », Francis Jammes nous a laissé plusieurs portraits. On retiendra surtout, dans l’ordre chronologique de leur composition, celui paru en mai 1907 dans Souvenirs d’enfance (OPC, p. 1239), celui qui se trouve dans Ma Fille Bernadette (« Ton grand-père paternel », pp. 219-220) et plusieurs pages des Mémoires.

 

SOUVENIRS D'ENFANCE (1er janvier 1907)

Quand on dînait, la face de mon père
Se dessinait en courbe de lumière,
Brillante et fine comme une rosée,
Dans l’ombre de sa barbe de grand chef.
Il était ironique avec fierté,
Rêveur, nerveux, beau, susceptible et bref.

Dedans son cœur peut-être, écoutait-il,
Comme on écoute au creux d’une coquille,
Les mornes voix des soleils des Antilles ;
Et, sur mon âme, voyait-il des lueurs
De colibris sur des jardins tranquilles
Passer comme des éclairs de chaleur ?...

Il était adroit et patient.
Quand le Bureau de l’Enregistrement
Etait fermé, on pêchait à la ligne. […]


 

Cet amateur de pêche à la ligne et de « campagne chaude et bleue » passait dans son bureau (méthodiquement rangé) des heures qu’il aurait sans douté préféré vivre à l’air libre. Francis Jammes va même plus loin : « il était fait davantage pour vivre en grand seigneur à la Guadeloupe que dans ce bureau où il gagnait notre pain en usant son cœur. » (Ma fille Bernadette, p. 219) Cela n’empêchera pas l’écrivain de qualifier ce bureau de « lieu tendre » (Troisième Livre des Quatrains, p. 887) puis, en 1929, de composer – il est vrai pour Le Domaine, revue de l’Enregistrement – le poème suivant :

 

Bénis sois-tu, Bureau de l’Enregistrement
Dans la maison qu’était le Presbytère
À Tournay, le village où j’arrivai sur terre,
Décret du deux décembre émis au Firmament.

Registres alignés méticuleusement,
Gros écu de l’Empire aimé par le Notaire
Lampe qu’on montre et dont une huile douce éclaire
Les comptes, car demain est jour de versement.

Le Vérificateur viendra cette semaine…
Ma mère est là. Son front s’incline sur la laine
Si blanche qu’on dirait d’agneaux du Paradis.

Le bois s’éteint dans le foyer et jute et chante
Sur les chenets représentant Garibaldi
Et… « La soupe est servie », annonce la servante.


Dans De l’Âge divin à l’Âge ingrat, le mémorialiste complète le portrait de son père de qui il avait reçu, en 1878, de profitables leçons de grammaire lorsqu’il quitta le lycée de Pau, mais de qui il ne partageait pas la philosophie. Le bilan qu’il tire à sa mort est fort mélancolique. On sent, chez le fils âgé de vingt ans, beaucoup de regrets et d’amour, mais d’un amour qu’il n’aurait pas réussi à exprimer quand il était encore temps :

Mon père avait subi et la philosophie de Jean-Jacques et l’influence du milieu huguenot, dans lequel il avait été élevé, à Orthez, dès l’âge de sept ans, à son arrivée des Antilles. Je regrette de lui avoir connu ces idées et, dans son agonie, de ne m’être senti ni assez âgé ni assez chrétien pour lui indiquer le chemin de la paix. Je déplore amèrement certains partis pris dans le maintien et le triomphe desquels il situait le progrès, la fraternité, que sais-je ? Mais son cœur fut le plus noble que j’ai connu, et jamais sa vie familiale ne prêta au moindre soupçon. […] Ce prince a peiné, s’est usé le cœur pour nous gagner du pain. J’entends, dans le bruit que fait ma plume qui trace ces lignes avec amour, le même bruit qu’émettait la sienne sur les gros registres où il appliquait sa signature nerveuse. Enfant, je suspendais ma respiration pour regarder l’arc si pur de son front sous la lampe d’automne, dans son bureau solitaire.

De l’Âge divin à l’Âge ingrat, pp. 196-198