Raymond Bonheur

(1861-1939)

Portrait de Hubert Crackanthorpe, Association Francis Jammes

 

Hubert Montague Crackanthorpe est né le 12 mai 1870. Son père, cousin germain du poète lakiste William Wordsworth (1770-1850), descendant d’une vieille famille du Westmorland dont il hérita en 1880, était Avocat Consultant à l’Université d’Oxford. Sa mère tint à Londres un Salon littéraire. Elle est l’auteur d’ouvrages de fiction et d’articles de critique (en particulier sur Thomas Hardy, George Moore, Henrik Ibsen).

Signature de Hubert Crackanthorpe

 

Fils aîné de tels parents − libéraux, agnostiques, épris de littérature et riches −, Hubert Crackanthorpe fréquenta mais quitta assez vite Eton et poursuivit ses études auprès de précepteurs comme Selwin Image, un disciple de John Ruskin et défenseur du mouvement Préraphaéliste, George Moore ou George Gissing, auteur de récit que l’on peut qualifier de naturalistes. Entre 1889 et 1892, il séjourna en France où il rencontra Mallarmé, les Goncourt, Maeterlinck, Gide…et Jammes. En 1893, il se maria avec Leila Macdonald puis repartit pour la France (où il fréquenta de nouveau Jammes) et l’Espagne. Bien d’autres voyages suivirent. Propriétaire à Londres, au 36, Chelsea Gardens, d’une maison qui avait été celle de Whistler, il y hébergea le peintre Charles Lacoste en 1894 et 1896. Il dirigea la revue The Savoy Magazine. Hubert Crackanthorpe s’est jeté dans la Seine en 1896.

Mort à 26 ans, Hubert Crackanthorpe n’a sans doute pas donné toute la mesure de son talent. Marqué par l’École naturaliste française, admirateur de Zola et Maupassant, souvent tenu pour décadent (ce dont il se défendait), il ne pouvait que difficilement combler le gros du public victorien. Bien qu’il ait eu le temps d’écrire et de publier quatre ouvrages :

  • Wreckage, London, William Heinemann, 1893. Ce premier livre (en français « Épaves »), réunit sept histoires courtes écrites entre 1891 et 1892 : « Profiles », « A Conflict of Egoisms », « A Dead Woman », « The Struggle for Life », When Greek meets Greek », « Embers », « Dissolving View ».
  • Sentimental Studies and a Set of Village Tales, London, William Heinemann, 1895 : contient quatre nouvelles et un court roman (« A Commonplace Chapter ») précédemment paru dans The Yellow Book. L’adjectif « Sentimental » est ironique.
  • Vignettes. A Miniature Journal of Whim and Sentiment, London and New-York, John Lane, The Bodley Head, 1896.
  • Last Studies, London, William Heinemann, 1897. Ce sont, précédées d’une « Appreciation » d’Henry James, trois histoires en forme d’enquête psychologique : Anthony Garstin’s Courtship, Trevor Perkins et The Turn of the Wheel.

 

L’ensemble de l’œuvre d’Hubert Crackanthorpe a été repris sous le titre de Collected Stories par William Peden et publié aux U.S.A. en 1969 (La Bibliothèque Municipale d’Orthez possède cet ouvrage). Quelques textes ont été traduits en français, en particulier par Jacqueline Ansaloni, Charlotte Puyou et Michel Haurie. Les personnages qui apparaissent dans les écrits d’Hubert Crackanthorpe sont en général des naufragés (cf. le titre Wreckage) ou, si l’on veut, des « Humiliés » et des « Offensés », au sens dostoïevskien. Marqué par une blessure d’autant plus définitive qu’elle remonte à l’enfance, ils échouent presque tous dans leur quête désespérée de l’amour. Solitude, incommunicabilité, conflits homme-femme, infidélités, prostitution (Crackanthorpe a d’évidence lu Germinie Lacerteux), besoin d’être aimé et même suicide, voilà quelques-uns des thèmes principaux de cette œuvre qui se signale aussi par la qualité des descriptions de lieux, en particulier du Cumberland natal de l’auteur.

images/articles/amis/amis_crackanthorpe_jammes.png
Envoi de Francis Jammes à Leila et Hubert Crackanthorpe, 1895

 

La rencontre Crackanthorpe-Jammes s’est déroulée en deux temps.

Ce fut d’abord au cours du premier séjour qu’Hubert Crackanthorpe fit à Orthez entre 1889 et 1892. Le jeune Anglais prenait pension chez le pasteur protestant Paul Monnier (1863-1943) qui succédait au pasteur Jacques Reclus, dans cette Maison Major où Jammes lui-même devait habiter de décembre 1907 à juillet 1921. Les deux jeunes hommes furent présentés par M. Vidal au Cercle d’Orthez. « Nous fûmes vite intimes. » C’est pendant ce premier séjour orthézien du jeune dandy que Jammes publia Six Sonnets (1891) et Vers (1892), deux minces brochures imprimées par J. Goude-Dumesnil, un typographe du cru. Les encouragements de son nouvel ami – il avait fait de très rapides progrès dans la maîtrise de la langue française – lui furent d’un grand secours :

Il comprenait à merveille, et sans l’effort qu’il a fallu à certains Français déformés par des pions, les poèmes que déjà Lacoste et Clavaud avaient lus, et que je lui avais confiés. Il marquait en mon avenir poétique une foi absolue.
L’Amour, les Muses et la Chasse, p. 161

 

Hubert Crackanthorpe revint à Orthez en 1893, alors qu’il venait de se marier, avec, écrira le mémorialiste qui lui impute discrètement la mort de son ami, « une sorte d’amazone à l’œil dur, qui portait un grand nom d’Écosse. » (L’Amour, les Muses et la Chasse, p. 104) Le couple s’installa à Sallespisses, à quelques kilomètres d’Orthez, dans une villa (la villa Baron) que Jammes avait dénichée et où il fréquenta souvent, accompagné de l’inséparable Charles Lacoste. C’est ainsi que naquit l’amitié entre l’écrivain anglais et le peintre. Et que vit le jour, en 1893, le véritable premier recueil de Jammes. Ce recueil, de nouveau intitulé Vers, regroupait vingt et un poèmes choisis par Crackanthorpe :

Il me pressa tellement qu’il triompha jusqu’à un certain point de ma résistance et je l’autorisai à faire un petit choix parmi mes vers et non pas à les livrer à un éditeur, ce qu’il eût voulu, mais à former une mince plaquette blanche, imprimée à Orthez, chez Goude-Dumesnil, limitée à cinquante exemplaires, hors commerce.
L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 161-162

 

Ce « gentleman au regard byronien » (p. 103) fit mieux encore : en repassant par Paris, il transmit la plaquette de son provincial ami à Stéphane Mallarmé, Henri de Régnier et André Gide. Les trois maîtres répondirent favorablement :

Le premier m’écrivait une lettre qui me donnait pleine assurance d’être compris de quelques-uns ; le deuxième faisait en sorte que le Mercure de France me fît connaître ; et le troisième, André Gide, n’hésita pas à me proposer les quelques fonds que je n’avais point et que nécessitait l’édition d’une prochaine plaquette : Un Jour.
L’Amour, les Muses et la Chasse, pp. 163

 

Comme on sait, la troisième plaquette intitulée Vers fut finalement éditée chez Ollendorff, grâce à « la fortune de Chassériau et l’autorité de Pierre Loti ». (p. 163)

 

Son premier livre, tout d’amertume et de scepticisme hautain,
Wreckage, scandalisa mais séduisit.
Ce misanthrope est resté mon ami intime jusqu’à sa fin tragique.

(L’Amour, les Muses et la Chasse, p. 103)

 

Portrait de Hubert Crackanthorpe

Portrait de Hubert Crackanthorpe, par Charles Lacoste
1895 Huile sur carton de 30x20 cm environ, signée en bas à gauche, et comportant au dos, de la main de Lacoste, l’inscription "Hubert Crackanthorpe“.
Collection privée

Bibliographie : « Hommage à Hubert Crackanthorpe », Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 14 (décembre 1990).

 

 Jacques Le Gall