André Gide en 1893 / Association Francis Jammes Orthez

 

L’amitié Gide-Jammes naît en 1893. Dans les années qui suivirent, les crises ne manqueront pas. Quelque chose, pourtant, subsistera de cette amitié, jusqu’à la mort du Patriarche, en 1938.

Au départ, Gide et Jammes ne sont pas que différents. Robert Mallet – nous le suivrons tout du long – souligne que, dès leur plus jeune âge, ils partagent une « identique soif de libération et de non-conformisme ». Il n’y a donc pas hasard si les deux adolescents furent pareillement attirés par les expérimentations chimiques (goût de l’inédit) et par les explorations botaniques ou entomologiques (désir de comprendre la Nature). Comme le filet à papillons et la verte boîte de Dillenius présentaient moins de danger que l’explosif laboratoire, Gide et Jammes s’en tinrent assez vite aux sciences naturelles que chacun pouvait, à sa guise, nimber de sentimentalité et de religiosité.

Dès 1893, elles sont cependant évidentes, ces différences qui ne feront que s’envenimer : requis par la philosophie et le raisonnement, Gide lit Descartes et Leibnitz, tandis que, bien davantage aimanté par la sensation et l’imagination, le second préfère Bernardin de Saint-Pierre et Loti.

C’est Eugène Rouart, l’ami de Gide, qui met en contact les deux jeunes écrivains. Jammes l’a rencontré dans l’atelier palois du graveur Paul Lafond et lui a confié sa plaquette Vers (celle de 1893) afin qu’il la transmette à l’auteur des Poésies d’André Walter et du Voyage d’Urien. Gide est tout de suite conquis par l’originalité de Jammes, et réciproquement. La correspondance – elle sera importante et passionnante – débute en mai 1893.

Deux ans après, on cause et se tutoie quoique l’on ne se soit encore jamais vu qu’en photographie. Gide (Henri de Régnier ne ménage pas sa peine lui non plus) fait connaître le poète d’Orthez à La Revue Blanche, à L’Ermitage, au Mercure de France. En 1895, il obtient d’Alfred Vallette la publication d’Un Jour (O : Ms 218) au Mercure de France. C’est lui, Gide, qui réglera les frais d’édition de ce poème dialogué. Jammes marquera sa reconnaissance en lui dédiant cinq poèmes et ces deux vers de l’« Élégie onzième », dans Le Deuil des Primevères :

Tu mettras en souvenir de Gide des narcisses,
car c’est lui qui paya l’édition d’Un Jour.

 

La première « escarmouche » (mineure, somme toute) date de 1896. La cause ? Ménalque, un texte en prose dans lequel Gide (le « pâtre des berges ») fait l’apologie de la vie errante et de la liberté qu’elle permettrait. La Réponse à Ménalque de Jammes (« le faune ») paraît dans L’Ermitage du mois d’avril : enraciné qu’il est dans sa lointaine province, encalminé dans sa petite ville, le poète d’Orthez défend la vie sédentaire.

Notes sur des Oasis et sur Alger / Ms3 (Orthez) / Consulter le document sur Pireneas

 


Quant à la première rencontre, elle intervient tout de suite après. Peu soucieux de se contredire, le défenseur du voyage immobile accepte de rejoindre, avec Rouart, le couple Gide en Afrique du Nord. Le trio découvre Alger, Chetma, Biskra, Touggourt, Kef-el-Doh’r, Mogar, El Kantara..., sous la houlette d’un guide pittoresque nommé Athman. La fantaisie et la verve du poète séduisent Gide. En revanche, Rouart et Jammes s’agacent mutuellement. Au bout de quinze jours, ce dernier décide de quitter ses compagnons de voyage et de regagner la France. Dès octobre 1896, le Mercure de France publiera ses Notes sur des Oasis et sur Alger : des fragments du manuscrit autographe en sont conservés à Orthez (Ms 3 et 4). Beaucoup plus tard, en décembre 1938, la Nouvelle Revue Française donnera les « Pages retrouvées » de Gide concernant ce périple, le plus méridional de Jammes.

Au printemps 1897, le Mercure de France publie les Nourritures terrestres. S’y retrouve, argumentée et amplifiée, la thèse émancipatrice de Ménalque. Jammes réplique de nouveau. Au « Pâtre », le « Faune » reproche l’oubli des frères malheureux et l’exaltation des richesses. Quoique cette seconde objection (au moins) soit peu fondée, la polémique ne dégénère pas encore : Gide sait parer ou amortir les coups portés.

Durant l’hiver 1897-1898, Francis Jammes est malheureux, très malheureux. Il a perdu celle qu’il appelle Mamore. Gide, pour le consoler, l’invite dans la propriété de ses grands-parents maternels, au château de la Roque-Baignard, en Normandie. Jammes s’y rend à la fin de l’été 1898. Il va y rencontrer le musicien Raymond Bonheur, le poète Henri Ghéon et quelques autres admirateurs de sa poésie. On s’amuse, on cause littérature et politique (on est en pleine affaire Dreyfus), on écoute de la musique, on pêche, on se promène. Jammes y écrit l’«Élégie seconde » du Deuil des Primevères. Malgré tout, la mélancolie s’empare parfois de lui. C’est ce qui se produit après l’exploration d’un château abandonné à la suite de la tragédie dont une mystérieuse jeune fille a été l’héroïne. L’« Élégie quatrième » vient de là, comme Isabelle de Gide.

Gide et Jammes ne se revoient pas pendant les dix-huit mois qui suivent. Mais ils s’écrivent, affectueusement. Ils se retrouvent en Belgique en mars 1900 : l’un et l’autre pour y donner une conférence. On peut lire dans Les Caprices du Poète le récit de ce voyage et des événements qui entourèrent la prestation de Jammes. Au retour, Gide invite son ami chez lui, à Paris. C’est la première rencontre avec Claudel.

En 1901, Jammes traverse une nouvelle grave crise amoureuse. Gide s’efforce à nouveau de le rasséréner. Mais la situation va se tendre peu à peu : Gide (pour des raisons d’ordre littéraire) n’est pas plus convaincu par Existences que Jammes (pour des raisons d’ordre éthique) par L’Immoraliste. Et, dans ce genre de circonstances, impulsif, voire intempestif, Jammes n’est pas du genre à mâcher ses mots.

En 1904, la correspondance se poursuit mais accuse des différences de plus en plus prononcées. En mal d’une vraie consolation, Jammes se rapproche peu à peu du dogme catholique de son enfance. Gide, dans sa quête spirituelle, hésite, oscille, sans pouvoir adhérer. En juillet 1905, Jammes se « convertit ». Gide prend la précaution d’écrire que cela ne saurait rien changer à une amitié déjà ancienne. En guise de preuve, il lit L’Église habillée de feuilles dans le salon des Fontaine. En 1906, il reçoit le nouveau converti chez lui. Il en reçoit aussi des lettres dont le prosélytisme évangélisant l’exaspère suffisamment pour qu’il le confie à son Journal, le 2 mai : « Jammes m’écrit sur papier bleu ciel une lettre de curé où il me rappelle les médecins de Pourceaugnac voulant persuader à celui-ci qu’il est malade. »

Lettre de Gide à Jammes / Ms295 / Document bientôt disponible sur Pireneas

 

Alors que les échanges épistolaires se sont ralentis, Gide profite des fiançailles puis du mariage de Jammes avec Ginette Goedorp pour tenter un nouveau rapprochement : il se rend à Bucy-le-Long puis reçoit les nouveaux mariés chez lui. En 1909, il propose encore à son ami de collaborer à la Nouvelle Revue Française, dont il est l’un des pères fondateurs. Au surplus, la même année, la parution de La Porte étroite ne peut que satisfaire Jammes qui, de son côté, publie Rayons de miel.

C’est alors que survient l’incident dont les conséquences seront les plus fâcheuses. Charles-Louis Philippe vient de mourir brutalement. Gide demande à Jammes un article d’hommage pour le numéro de février 1910 de la Nouvelle Revue Française. Ce dernier, quoique très lié à l'écrivain, ne peut s’empêcher de critiquer la position religieuse de celui qui a écrit Bubu de Montparnasse et Le Père Perdrix. Gide demande à Jammes de retoucher son texte. Refus. Tension. Les échanges s’espacent. Tout de même, en octobre 1911, Gide n’hésite pas à féliciter, chaleureusement, l’auteur des Géorgiques chrétiennes. Le 12 mars 1912, Jammes conclut sa lettre avec résignation et humour :

 

En terminant cette lettre, je dois, si différentes que soient
nos idées à certains égards religieux, te féliciter d’avoir été
assez chrétien pour ne pas te battre en duel.
 

Charles Louis Philippe

 

De 1916 à 1929, c’est le silence. En 1925, Gide a livré aux enchères une partie de sa bibliothèque, dont trente et un ouvrages et plusieurs manuscrits de Jammes. En décembre 1931, c’est l’étrange épisode du livre que Jammes prévoit d’intituler Élie de Nacre ou L'Antigyde (pourvu d’une apostrophe, le sous-titre deviendra le titre du texte publié) : la facilité avec laquelle Gide accepte la plaisanterie dénonce surtout son détachement. Fin 1935, Jammes administre une nouvelle ruade en même temps qu’une ultime « accolade » au « Pâtre des berges ». Malgré tout, fidèle à l’affection d’autrefois, le Pâtre se dit « heureux » de revoir l’écriture du Patriarche. Il lit avec « une émotion très vive » la dactylographie de son dernier Air du mois.

Les Airs du moi / Ms214 (Orthez) / Consulter le document sur Pireneas

 

Quelques semaines plus tard, Francis Jammes meurt. À sa veuve, André Gide adresse un télégramme qui prouve que l’amitié survivait :

À travers la douleur, il retrouve le calme et la joie.
Son rayonnement doit triompher de notre tristesse.

 

Bibliographie : 1/ Correspondance de Francis Jammes et d’André Gide. Introduction et notes de Robert Mallet, Paris, Gallimard, 1948. 2/ André Gide - Francis Jammes, Correspondance (1893-1938), éd. Pierre Lachasse et Pierre Masson, introduction par Pierre Lachasse, Gallimard, coll. Cahiers de la NRF, vol. 1 : 1893-1899, 2014, 395 p. // André Gide - Francis Jammes, Correspondance (1893-1938), éd. Pierre Lachasse et Pierre Masson, introduction par Pierre Lachasse, Gallimard, coll. Cahiers de la NRF, vol. 2 : 1900-1938, 2015, 465 p. ; 3/ Abbé Joseph Zabalo : « Gide et Jammes. Tournants et tourments d’une amitié », Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 38, décembre 2003 (pp. 64-72).

 

 Jacques Le Gall