Arthur Fontaine

(1860-1931)

Alexis Leger étudiant à Bordeaux / Source : Fondation Saint-John Perse

 

Venant de sa Guadeloupe natale, Alexis Leger, le futur Saint-John Perse, débarque à Pauillac (estuaire de la Gironde) en janvier 1899. Sa famille s’installe 7 rue Latapie, à Pau où vit alors « un monde d’exil et de légende : émigrés russes ou latins, mélomanes d’Autriche et philosophes allemands, excentriques anglais, explorateurs d’Afrique, coloniaux en congé ou en retraite, et grands sportifs de tout pays, cavaliers de haute classe pour le plus dur concours hippique de France ». Il ne fréquentera guère les nombreux créoles qui y résident, quoique certains soient apparentés aux Leger.

En revanche, il s’y attache à un camarade de classe : Gustave-Adolphe Monod, fils d’Ernest Monod, pasteur de l’Église Réformée de Pau. Alexis rend souvent visite, à bicyclette (une « bicyclette à pneus rouges »), à son ami qui habite route de Tarbes, une grande maison entourée d’arbres : Park Lodge. Amateurs de blagues potachiques, férus de musique (bientôt « le Debussysme et l’École russe »), les deux collégiens échangent des livres et parlent philosophie « sous le magnolia à feuilles caduques de l’allée gauche au fond du parc » : Spinoza, Nietzsche, Lévy-Bruhl, « Emmanuel Kant et ses pantoufles bourrées de postulats »…

En 1905, de retour de Bordeaux où il étudie le Droit, fréquente librement les facultés de lettres, de sciences, de médecine, fait de l’escrime et du cheval et a écrit Images à Crusoé (1904), Alexis Leger se passionne pour la montagne et se lie avec le comte Henry Russell (que le vieil ermite du Vignemale lui ait, en 1909, avant de mourir, confié la clé de l’une de ses grottes pour aller y chercher un portrait de femme reste cependant hautement improbable). C’est Jammes qui a fait connaître à Leger le comte Henry Russell-Killough.

Alexis Leger étudiant à Bordeaux / Source : Fondation Saint-John Perse

 

Dans la Biographie qu’il rédigera pour présenter ses Œuvres complètes (« Bibliothèque de la Pléiade », p. XII), Saint-John Perse dira avoir fait la connaissance de Jammes lors d’« une excursion pyrénéenne aux grottes de Betharram », en 1902 semble-t-il. En dépit des différences, dont l’âge (presque vingt ans d’écart), une amitié va naître, pour toutes sorte de raisons que l’on connaît ou que l’on peut deviner : Alexis Leger a vécu tout près de la Goyave où Jean-Baptiste Jammes est enterré ; en 1902, l’éruption de la montagne Pelée détruit Saint-Pierre de la Martinique, pays des cousins Lalaurette de la famille Jammes ; une partie de la jeunesse tourmentée des deux amis s’est déroulée à Bordeaux ; tous les deux ont une conception de l’enfance perdue assez proche (« cet état de grâce que tous ceux qui ont souci de définir la condition humaine […] aspirent à retrouver », dira André Breton) ; l’Orthézien d’adoption et le jeune Antillais partagent la même passion pour la minéralogie et la botanique et aussi pour des figures légendaires comme celle de Crusoé ; les deux écrivains fréquentent les mêmes endroits, en particulier le beau village ossalois de Bielle : Jammes y met au point son Roman du Lièvre (P : Ms 438 et 452/23) au printemps 1902, Leger y écrit les premiers poèmes d’Éloges qui seront édités en 1911 par les soins d’André Gide ; les deux hommes auront, au fil des ans, plusieurs amis communs, comme des peintres (Hubert Damelincourt ou Georges Bergès) et des écrivains (Valery Larbaud, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, André Gide…) : Jammes fait connaître à Leger le comte Henry Russell, mais aussi le mécène bordelais Gabriel Frizeau et Paul Claudel ; Jammes joue un rôle dans le choix de carrière de Leger qu’il met en relation avec des amis parisiens comme Arthur Fontaine et aussi, probablement, un rôle de conseiller littéraire auprès de l’apprenti-écrivain qui le considère comme « un poète assez pur pour qu’on puisse l’aimer »…

Pau (Alexis Leger y écrit six articles critiques qu’il signe A. L. dans Pau-Gazette) n’est pas le seul endroit où se rencontrent les deux amis. Ils font en montagne de longues randonnées pour herboriser (Leger abrite ses trouvailles dans une boîte de violon). En 1903, ils visitent ensemble les châteaux de Guiche et de Bidache, sur les bords de la Bidouze et de l’Adour (en témoigne un dessin dédicacé). Jammes conduit son cadet « dans le Pays basque intérieur », du côté de Tardets qu’il tient pour un petit coin de paradis et où il pêche la truite. En juillet 1905, le tout nouveau converti reçoit Alexis Leger chez lui, à Orthez. Paul Claudel est là, qui, « retour d’Extrême-Orient », catéchise si violemment le jeune homme que ce dernier quitte la maison Chrestia « pleurant, brisé ».

Dessin d’Alexis Leger en souvenir d’une excursion au château de Guiche en 1903./ Source : Fondation Saint-John Perse
Dessin d'A. Leger d'après une photographie : Francis Jammes à l’ancolie./ Source : Fondation Saint-John Perse

 

Plusieurs documents témoignent de ce que furent les liens qui unirent deux écrivains si dissemblables.

Du côté d’Alexis Leger, il y a les portraits qu’il dessina et surtout douze lettres écrites entre septembre 1906 et le 16 février 1912 (« Bibliothèque de la Pléiade », pp. 756-764). Il termine la première de ces lettres par un « cher Monsieur Jammes » encore assez distant (le jeune créole a obtenu du curé de la Goyave une photographie du « Champ d’Asole » où se trouve, près de l’église, la tombe du grand-père médecin de Francis Jammes). Le dernier courrier s’achève sur un « Vôtre très affectueusement » beaucoup plus amical. Dans les missives intermédiaires, Leger a parlé d’amis communs (le pianiste Paul Maufret par exemple), de ses hésitations à s’engager dans une vie professionnelle (médecine, banque ?) de ses écrits (Éloges en particulier), et des livres que lui envoie son aîné : les Élégies (« L’élocution au sol, à hauteur de vaches, les faces terreuses, les oiseaux de passage ; et la stupeur des sons dans ces longs vers, leur continuité, prochaine et lointaine – tout cela m’a semblé si belles choses, que j’ai cru que j’avais à vous le dire. ») et les premiers Chants des Géorgiques chrétiennes (« On ne suit pas sans trouble cette hantise nouvelle, chez vous, de la grand-route latine. […] on songe malgré soi à la petite école de rhéteur romain où vous aimeriez sans doute, en songe, qu’un enfant apprît un jour votre nom. »).

Du côté de Jammes, à défaut des lettres qu’il adressa à Leger et qui semblent perdues, il y a des dédicaces actuellement détenues par la Fondation Saint-John Perse à Aix-en-Provence. Certaines figurent sur des livres : Rayons de miel en 1909 (« à mon ami A. Léger [sic] qui a le cœur délicat des Créoles ») ; Ma Fille Bernadette en mai 1910 (« à Alexis Léger, amicalement ») ; Feuilles dans le Vent en 1913 (« à un jeune poète et à un vieil ami, à Alexis Léger »). D’autres dédicaces se trouvent sur des portraits photographiques. Il est à noter que l’une a été écrite à Hasparren en 1925, autrement dit longtemps après la rupture.

Car une rupture intervint bien en 1911 ou 1912. Mal expliquée, elle trouve une traduction dans l’« Air du mois » du 12 mai (Le Patriarche et son troupeau, Mercure de France, 1948, p. 137) : l’aigreur du vieux Jammes est ici manifeste, quoique, devenu diplomate, le lycéen de 1905 ne soit pas encore le Nobélisé de 1960 :

12 mai. – Radio. J’entends, je vois la beauté souveraine de ce sacre de Georges VI. « Être ou ne pas être. »
Je me souviens que, du temps qu’Alexis Léger n’était qu’un lycéen à qui j’offrais, pour son goûter, des huîtres meilleures que celles qu’il cultive aujourd’hui – c’est dans mon salon d’Orthez, exactement en 1905, que Paul Claudel lui mit le pied à l’étrier –, il me dit du cérémonial funéraire d’Édouard VII :
– Je le déplore, mais toute cette pompe est à jamais périmée.
Et aujourd’hui, il fait partie du cortège du couronnement, à côté d’Yvon qui, plus modeste, n’arbore sur son estomac qu’un boisseau qui pourrait illustrer un tableau mural d’école primaire – système métrique. Léger coiffe le chapeau, écumant de plumes d’autruches, du général Drouot ; il est couvert de miroirs, et porte de petits bas blancs de confirmant très bien « tirés ».

 

Il semble pourtant que la rupture n’ait pas été tout à fait définitive. À la mort de Jammes, Saint-John Perse adresse à la veuve du poète un télégramme comme « la cendre morte des camps levés ». Quant à Jammes, il écrit au milieu des années vingt « Créoles en Béarn » qui paraîtra dans Ma France poétique (O : Ms 38-39 et P : Ms 452/47). Ce poème, plein de nostalgie et dépourvu de toute acrimonie, commence par nous montrer la maison du 7 rue Latapie à Pau ainsi que le père d’Alexis Leger (avocat à Pointe-à-Pitre, cet imposant « Guadeloupéen » y avait repris une étude d’avoué). Puis il auréole de gloire le jeune Alexis et magnifie la beauté de ses sœurs Éliane et Paule ainsi que de la cousine Joubert. Avant de pleurer Jean-Baptiste Jammes, « l’aïeul chéri » mort de l’autre côté des mers, dans l’île ancestrale et aurorale.

CRÉOLES EN BÉARN

Chez Léger

Les yeux luisants ainsi que de la poudre noire,
Et l’impériale au menton,
Tenant obliquement un jonc à bout d’ivoire,
Le Guadeloupéen me montra sa maison.

Elle était sise à Pau, rue Alfred-Latapie.
Paulette était un églantier ;
Éliane aux cheveux d’un bleu d’aile de pie
Parlait en frissonnant ainsi qu’un cocotier.

Alexis, précieux mandarin fait de laque,
Et son œil de grain de café,
Lycéen lauré d’or, futur ministre à plaques,
Vantait les Esquimaux ou bien philosophait.

Entra dans le salon, brune comme Éliane,
La belle cousine Joubert
Arborant, épinglé sur son chapeau banane,
Le petit pavillon d’un lointain port-de-mer.

Ému, j’étais assis entre les père et mère,
Celle-ci tantôt enroulant
Et tantôt déroulant, venu de Basse-Terre,
Un nuage chargé de parfums indolents.

Et mon cœur s’attachait, ainsi qu’un madrépore
Au récif pétri de corail,
À l’Antille mouvante où se levait l’aurore,
Ô vierges qui dansiez, de vos bouches d’émail.

Vous aviez revêtu la robe des négresses
Et coiffé le madras cornu.
Vous vous développiez avec tant de paresse
Qu’on eût dit de ballons par les airs soutenus.

Je vous évoque ici, mes sœurs, mais il s’élève
Du fond de mon âme un sanglot :
Celui de l’océan berçant le triste rêve
De mon aïeul chéri qui dort sur votre îlot.

(OPC, pp. 936-937)

 

Dédicace pour Rayon de miel. / Source : Fondation Saint-John Perse
Dédicace pour Ma Fille Bernadette. / Source : Fondation Saint-John Perse
Dédicace pour Feuilles dans le Vent. / Source : Fondation Saint-John Perse
Portrait photographique dédicacé. / Source : Fondation Saint-John Perse
Portrait photographique dédicacé. / Source : Fondation Saint-John Perse
Portrait photographique dédicacé, daté 1925 / Source : Fondation Saint-John Perse

 

Bibliographie : 1/ Saint-John Perse : Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1982. 2/ La Jeunesse de Saint-John Perse à Pau, catalogue de l’exposition réalisée à l’initiative de la Fondation Saint-John Perse à l’Hôtel de Ville de Pau (27 février-27 mars 1987). Yves-Alain Favre : « Splendeur de Saint-John Perse ». René Rouyère : Avant-propos et appareil critique.

 

 

Jacques Le Gall