Ms 162 (Orthez)

Cahier de dictée

Manuscrit autographe (cahier de 24 ff. ; dim : 21 x 17), non signé, daté (commencé en octobre 1877, il prend fin le 20 février 1878). Encre.

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Ce cahier est le premier document connu écrit de la main de Francis Jammes. Comme son titre l’indique, il comporte surtout des dictées. Une vingtaine. Quelques titres : « La politesse », « La tête. Les cinq sens », « Mes chers parents », « Le départ des petits Savoyards », « La lionne », « Mon cher Louis », « La véritable grandeur », « Notre école », « La découverte de l’Amérique », « Le chanvre », « Les deux renards », « Ma chère sœur », « La Bataille de Poitiers », « La souris », « Les Gaulois », « La charité dans la famille », « Les chiens », « Paix autour de vous », « Le braconnage », « L’enfant studieux », « La famine du onzième siècle », « Louis XI »… Mais d’autres exercices accompagnent ces dictées : des exercices de conjugaison, des transformations (passage du singulier au pluriel ou l’inverse), les premières analyses grammaticales, et même plusieurs exercices d’arithmétique sur les quatre opérations.

C’est en mai 1876 que Francis Jammes quitta Pau pour gagner Saint-Palais où son père venait d’être nommé receveur. Un poème de Ma France poétiqueLa Maison de Saint-Palais ») décrira ce nouveau foyer que longeait une rivière à grenouilles : la Bidouze. L’enfant fut d’abord externe au collège de l’abbé Duc. Il n’y apprécia ni les instituteurs ni les élèves, les premiers parce que leur étroitesse d’esprit le blessait, les seconds parce que leurs jeux lui paraissaient grossiers ou brutaux. Il ne demandait « qu’à demeurer dans l’ombre pour y travailler le moins possible » (De l’Âge divin à l’Âge ingrat, p. 99). Comprenant mal ce qu’on lui enseignait, il devint paresseux. Avant la fin de l’année, ses parents le retirèrent de la pension de l’abbé Duc et l’envoyèrent à l’école primaire de M. Sabre.

Le « Cahier de dictée » de l’élève de M. Sabre est soigné. La calligraphie s’améliore même au fil des mois. Certes, l’enfant de neuf ans continue de bouder certains exercices scolaires et se tient à l’écart de ses camarades, mais c’est dans cette classe de M. Sabre qu’il découvre la poésie. Le mémorialiste rendra compte de cette importantissime révélation dans De l’Âge divin à l’Âge ingrat (pp. 116-117) :

C’est ici que commence l’initiation poétique, dans cette école primaire, sur ce banc, vers la gauche, en regardant la porte d’entrée. Un livre est ouvert devant moi. Et soudain, sans qu’on m’en ait prévenu, je vois et j’entends que ces lignes sont vivantes, que deux à deux elles se répondent par la rime comme des oiseaux ou des vendangeurs, et que ce qu’elles racontent nous enchante à la manière des êtres et des choses qui n’ont pas besoin qu’on les traduise. Il y a dans cette poésie un chien qui s’appelle Mouffetard. Dussé-je être, encore une fois, la risée des esprits forts, j’avoue que je fus tellement pris par ces vers que l’on m’avait donné à apprendre que, le soir, mon père m’ayant demandé de les répéter avec lui au coin du vieux foyer, un grand sanglot me secoua, je ne pus parvenir au bout de ma leçon. Je venais de recevoir du ciel ce roseau aigu et sourd, bas et sublime, triste et joyeux, plus âpre que le dard d’un sauvage, plus doux que le miel.

Le jeune collégien ne tarde d’ailleurs pas à écrire ses premiers poèmes qui étonnent et attendrissent son père. En même temps que se font jour ces « velléités poétiques » (De l’Âge divin à l’Âge ingrat, p. 136), son sens de l’observation se développe, dans deux directions. D’une part, il enrichit sa collection de « types ». Le mémorialiste se souviendra du dévoué docteur Morbieu, de l’élégant substitut Dasconaguerre, de l’inventif M. Laurent, du rondouillard M. de Goyenèche, de M. d’Andurain, juge de paix bon vivant et chasseur, de Mme de Brancion, ancienne gouvernante du prince impérial… M. Ganderats, notaire à barbe patriarcale, passionné de chasse et de pêche, séduit l’enfant au point que, trente ans plus tard, l’écrivain en fera le modèle de son Alexandre de Ruchenfleur. D’autre part, le jeune Francis passe le plus clair de son temps à guetter toutes sortes d’animaux : hérissons, rainettes, mulots, piverts, geais, merles, lézards, orvets, escarbots… Il ne peut s’empêcher d’en capturer quelques-uns et n’hésite pas à leur tirer dessus au moyen d’un arc ou d’une fronde : l’amoureux des animaux est déjà un chasseur en herbe, cette contradiction ne fera que se confirmer par la suite.

C’est à l’été 1878, à près de dix ans, que Francis Jammes fut confié à ses grands-parents Bellot pour suivre les cours du lycée de Pau. La séparation d’avec sa mère fut douloureuse, très douloureuse. Et la période scolaire qui suivit celle de Saint-Palais fut « noire comme de l’encre, stérile comme le sol de l’étude » (De l’Âge divin à l’Âge ingrat, p. 138). Du moins l’auteur de l’émouvant « Cahier de dictée » venait-il de faire plusieurs expériences capitales : il avait découvert l’âpre beauté de la poésie, la singularité de quelques échantillons humains, son attirance pour la nature en général et les animaux en particulier, la douleur de l’exil.