Ms 142 (Orthez)

En Dieu (mars-mai 1906)

Manuscrit autographe, non signé, sans date, partiel. 8 ff. (+ 1) ; dim : 31 x 21. Encre. Manuscrit de premier jet, il est très raturé et, parmi les variantes, nombreuses, certaines peuvent être intéressantes. Don Mengus à l’Association Francis Jammes.

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C’est ainsi que l’on peut y lire le nom de Clara d’Ellébeuse, auquel la version imprimée substituera une « enfant scrupuleuse ».

Ce manuscrit comporte 41 strophes sur les 62 du poème définitif. Manquent les tercets 8 à 24 et 56 à 59. Le vers final, isolé des tercets précédents, est déjà là, ne varietur.

Les huit pages du poème, assez difficilement lisibles, sont précédées d’un feuillet (écrit au crayon d’une autre main) qui mentionne les deux titres (« Clairières dans le Ciel » et « En Dieu »), des renvois aux pages des Caprices du Poète concernant Maurice et Eugénie de Guérin, des consignes diverses.

Le retour à la pratique religieuse de Jammes, date du 7 juillet 1905. Le 25 mars 1906, jour de l’Annonciation, le nouveau converti se rendit au Cayla, non loin de Gaillac.

Château du Cayla / Fonds Association F. Jammes Orthez

Il s’agissait d’un retour aux sources, puisque le Cayla n’est pas si éloigné d’Albi et du berceau familial, mais aussi d’un rendez-vous spirituel avec un frère et une sœur « inséparables » : Maurice et Eugénie de Guérin. De l’auteur du Centaure – de ses premières années, de ses errements et de son retour d’enfant prodigue au bercail – Jammes se sentait on ne peut plus proche.

Du Journal d’Eugénie, il avait fait ses délices, finissant par projeter sur cette muse – cette « héroïne d’elle même » – d’autres héroïnes comme Virginie, Atala ou Lucie, et ses propres héroïnes, Clara d’Ellébeuse, Almaïde d’Étremont ou Pomme d’Anis.

Les Caprices du Poète, en 1923, s’achèveront sur le long mais beau récit (pp. 208-211) de ce pèlerinage qui, entre conversion et mariage, permit à Jammes de rompre avec le « faune capricieux », de renouer avec l’enfant de Tournay, et – pour solde de tout compte – d’entrevoir de nouvelles Clairières dans le ciel, autrement dit « la beauté éternelle » dans le prolongement des beautés de la terre :

Ce fut le jour de l’Annonciation que je gagnai le Cayla, de Gaillac où des cousins me reçurent d’un cœur parfait, mettant à ma disposition un antique char à bancs qui me déposa seul à quelques kilomètres du château des Guérin. Une légère couche de neige persistait. Et je montai vers le lieu de mon pèlerinage, avec, dans le cœur, ces paroles de l’Introït de la messe du jour, que j’ai reproduites dans mon poème En Dieu : « Des chœurs de vierges près du Roi sont introduits ». Rien, la mort, le silence dominical, c’est tout ce que je pouvais souhaiter pour les retrouver, et agir comme s’ils eussent été là, comme si je fusse allé soixante-dix ans plus tôt, chez cette sœur de Maurice et chez ce frère d’Eugénie que Dieu a déposés dans mon âme le jour qu’il l’a créée. J’avançais. Maintenant leur demeure surgissait, et aucun langage ne peut rendre le sentiment de ce visiteur qui venait mendier un peu de leur amour céleste à ces deux êtres que la vie avait rompus et mêlés pour l’éternité, comme deux grappes en deuil recouvertes d’une amère rosée, en une même vendange. Tout allait bien : la maison semblait déserte ou l’était. Une seule vieille paysanne, si anonyme, si muette qu’elle semblait me comprendre en me laissant à moi-même. N’était-ce point comme tant d’autres que j’avais vus : ce hangar, ce bûcher, cette cour que des flocons recouvraient, cette cuisine ? Mélancolie, longues heures, fièvres et migraines, soucis du cœur, travaux d’aiguille, soupirs, scrupules, embarras d’argent, fierté du nom, amertume du célibat, conversations avec le métayer, grêles inattendues, toute l’antique vie des hobereaux de province, mais au-dessus, ce balancement du ciel, cette explosion de lumière qui faisait ressortir l’obscurité du foyer. Mon âme se tut longtemps. J’étais dans la chambre exiguë où Eugénie avait si souvent, dans les derniers temps de la maladie de Maurice, passé vite ses pantoufles au milieu de la nuit pour aller à côté où il gémissait. Je me penchai vers le plancher disjoint pour baiser la poussière de cette cellule d’où elle voyait, par une fente du volet, une étoile qui était la sienne et qui se posait sur ses yeux en l’endormant. J’entrai dans la chambre de Maurice. J’y demeurai à genoux, le front contre la courtepointe fanée du lit d’agonie. Comme un appel monta vers eux ce cri silencieux et déchirant de mon âme. Je m’enfonçai dans ma prière. Et soudain, dans la nuit de mes yeux fermés, le Cayla revécut. Une splendeur m’immergea. Ils étaient là. J’aperçus son chapeau de vigneronne. Il avait un livre sous le bras et marchait lentement. J’entendis dans le grand été qui faisait fondre les neiges passagères, des rires et des cris… Et un ruisseau…

S’il faut en croire ces pages sur lesquelles se referme le troisième cahier de Mémoires, ce 25  mars 1906, en prière dans la chambre de Maurice de Guérin, le pèlerin venu « mendier » un peu d’amour céleste eut donc une sorte d’illumination : une « splendeur » l’immergea, le Cayla revécut ainsi que les « deux êtres que la vie avait rompus et mêlés ». Passé, présent et avenir fusionnèrent en un instant préfigurant l’éternité (ce grand thème rimbaldien si présent dans la poésie de Jammes). Qu’un pareil satori ait pu coïncider avec l’Annonciation ne pouvait que confirmer Jammes dans son retour à la foi catholique :

Il est dur de se mettre en face de soi-même et de se regarder. Mais cet après-midi au Cayla, dans l’Annonciation de 1906, a ouvert les yeux de mon âme. J’ai entrevu la beauté éternelle, ces Clairières dans le Ciel où entrent les champs de mon enfance […]

Les Caprices du Poète, p. 211

Château du Cayla - Berceau d'Eugénie et Maurice de Guérin / Association Francis Jammes Orthez

De retour à Orthez, le poète composa En Dieu. Avec une intention qu’il explicite dans le manuscrit parisien : « Le Poète aspire à l’Éternelle vie. Il évoque un domaine poétique appelé le Cayla. Il projette dans la Vie future qui est la vraie vie divers tableaux et sentiments que lui a inspirés ce domaine ».

 Ms142, dernière page (Orthez) / Consulter le document sur Pireneas

Ce long poème fut achevé le 15 mai. Il paraîtra d’abord dans la revue Vers et Prose (juin-juillet-août 1906) sous le titre de « Clairière dans le Ciel » (« Clairière » au singulier). Puis, dédié à Edmond Pilon le commentateur de Jammes et des Guérin, en tête du recueil collectif Clairières dans le Ciel, au Mercure de France en 1906.

Sur Maurice et surtout Eugénie de Guérin, Jammes a écrit deux chroniques remarquables pour Le Figaro : la première (« À Eugénie Guérin ») a  paru le 28 janvier 1912 dans ce journal puis a été reprise dans Feuilles dans le vent en 1913 (pp. 157-164) ; la seconde (« La plainte d’une grande sœur ») fut publiée le 25 novembre 1928 avant d’être reprise dans La Divine Douleur. (P : Ms448-453-454)

 

La Chancellerie des Universités de Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris, conserve sous la cote A IV 2 un manuscrit de En Dieu postérieur au Ms 142 d’Orthez. Il s’agit d’un manuscrit autographe (9 ff. ; dim : 31 x 20), daté (15 mai 1906) et signé, contenu dans une chemise verte portant le titre du poème ainsi qu’une note signée de l’auteur. Le premier des neuf feuillets donne à lire le titre du recueil (Clairières dans le Ciel) d’ailleurs trouvé dans Le Cahier vert de Maurice de Guérin, une dédicace à Eugénie de Guérin (« à une morte qui s’est rapprochée ») et quelques mots relevés dans le Journal qu’Eugénie adresse à son frère :

« … Là-haut où je te vois, mon cher Maurice,
où tu m’attends, où tu me dis : ‘Eugénie,
viens ici, avec Dieu, où l’on est heureux’ ».

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Site internet de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

 

Jacques Le Gall