Gabriel Frizeau

(1870-1938)

Francis Jammes, après le départ de Charles Lacoste (« Ce grand peintre habite le pays de la discrète harmonie »), continua d’aller à Bordeaux et s’y fût trouvé quelque peu orphelin s’il n’y eût retrouvé, au 17 de la rue Régis, Gabriel Frizeau et sa famille (Lucie, sa femme, et ses deux enfants : Jean, qui était son filleul, et Anne-Madeleine). Lacoste, avec sa « figure d’Indien », n’était plus là pour arpenter le vieux quartier Saint-Michel, passer et repasser devant la vieille maison où habitait la couseuse. Frizeau prit le relais :

Lorsque je retournais à Bordeaux, je ne retrouvais plus mon ami Charles Lacoste. Paris me l’avait pris. Il semblait que la vieille maison où, dans le soir rauque, se profilait en noir l’enfant que je n’ai pas nommée, fût en deuil de l’absence de mon frère. Pourtant j’étais accueilli avec joie par mes amis Frizeau.

Les Caprices du Poète, p. 163

Gabriel Frizeau, né à Branne en 1870, est le deuxième grand ami bordelais de Jammes. Il avait, lui aussi, fréquenté le Lycée National de Bordeaux en même temps que Laurens, Segrestàa, Veillet-Lavallée et Lacoste. Mais l’amitié ne s’épanouit que plus tard, à l’âge d’homme. Alors que l’un avait publié ses premiers grands recueils. Et que l’autre était devenu un viticulteur reconnu, un collectionneur avisé (Odilon Redon, Charles Lacoste, Eugène Carrière, André Lhote, Monticelli, Rouault, Gauguin…), un amateur d’art dans l’appartement bordelais de qui se rendirent tant d’écrivains (Jacques Rivière, André Gide, Alexis Léger, Paul Claudel…), un mécène, un honnête homme, un grand chrétien (animateur, en particulier, du groupement de soutien mutuel dit "Coopérative de prière"). « Ainsi, parmi les amitiés bordelaises de Jammes, Gabriel Frizeau, par sa stabilité dans sa ville, la place qu’il tenait dans la haute société, la solidité de son caractère, la fermeté de ses convictions religieuses, la largeur de sa culture, sa charité chrétienne, apparaît-il comme l’amitié la plus représentative, pour ainsi dire la personnification, de l’enracinement irréductible du poète pyrénéen dans la cité de son adolescence et de ses études », a pu écrire le Père Inda.

Gabriel Frizeau / Association Francis Jammes Orthez

 Francis Jammes a donné un premier portrait de cet ami à La Revue universelle en mai 1923. Il est repris dans le troisième cahier des Mémoires :

Lui, Gabriel Frizeau, qui fut mon camarade de lycée, mais que je ne retrouvai que douze ou treize ans après l’avoir perdu de vue, appartient à cette forte souche de viticulteurs girondins, dont la plupart sommeillent, mais qui révèle en quelques échantillons isolés la puissance incomparable de sa sève. Devenus bourgeois, solidement nourris, carrés, posés, conservateurs par essence, ils possèdent, comme leurs vins, une solide étoffe. Ils sont de la race de Montesquieu et de Montaigne. Jurisconsultes, avocats au verbe sonore, ils défendent au nom de l’esprit des lois, âprement, leurs patrimoines avantageux ; philosophes épris de belles discussions et d’essais, si je peux dire, ils bâtissent à la fin leur cathédrale intérieure. Gabriel Frizeau est de tout cela. Il affirme que son nom, Frizeau, dérive du métier de meunier, et que celui de sa famille maternelle, Coutreau, signifie la charrue, dont on laboure la vigne. En lui se rencontrent les beaux éléments de la terre, le pain et le vin, qui servent à l’Eucharistie qui depuis vingt ans vivifie son âme.

Si l’intelligence tend à l’équilibre, je ne sais pas d’homme plus intelligent ; si l’art veut l’émotion, je n’en sais pas de plus sensible. Il écrit avec splendeur, clarté, certitude, de rares critiques pour ses amis. Qu’un tel cerveau, un tel esprit, nous eussent changés de tant de régents incapables. Pourquoi n’avons-nous pas pu décider Frizeau, qui n’avait point les soucis de la vie matérielle, à montrer ce qu’il est ? Pourquoi se borne-t-il à admirer les quelques belles toiles et les poètes qu’il possède, sans faire œuvre personnelle alors qu’il y est singulièrement appelé ? Telle est la question que depuis longtemps en vain je me pose. Peut-être, auprès d’une femme aimante et d’enfants gracieux, a-t-il voulu se contenter du bonheur.

Les Caprices du Poète, p. 163-165

Seul ou, plus tard, accompagné de ses fils Paul et Michel élèves à Sarlat, Francis Jammes voyait Gabriel Frizeau à chacun de ses passages à Bordeaux. Ce fut encore le cas le 26 janvier 1935, quand le Patriarche quitta Hasparren pour présider une séance de scouts à l’Alhambra. Entre 1897 et 1937, les deux amis ont par ailleurs échangé une correspondance qui, malgré son incomplétude, « montre Jammes dans la vie de tous les jours, préoccupé du quotidien de son œuvre, soucieux de l’éducation de ses enfants ». C’est ainsi qu’on le voit charger son généreux ami de commissions diverses, comme soutenir la vente de l’un de ses livres chez le libraire Mollat (Rayons de miel, Ma fille Bernadette…), acheter une étude sur Barrès, aider un ami tel le violoniste Krettly... Les nourritures terrestres elles-mêmes ne sont pas oubliées, comme le montre, parmi d’autres, une lettre datée du mardi 3 avril 1906 :

Mon cher ami

Ton vin est parvenu en parfait état et, une seule bouteille brisée au déballage m’a permis de le goûter et de l’apprécier à sa valeur. C’est là le Bordeaux que j’aime, carré, positif, et non point ces vins au goût de bouchon qui ont l’air de déposer un aigre tabac à priser.

C’est donc là, me dis-tu un coupage de deux années ? ou y a-t-il année de l’un, année de l’autre ?

Veuille me répondre à cela et, en même temps me faire parvenir le plus tôt possible le montant de ce qui t’est dû : vin, verre, bouchons, emballage.

Gabriel Frizeau-Francis Jammes. Correspondance.
Texte établi et annoté par Victor Martin-Schmets, Biarritz, Atlantica, 1997, p. 34

 

Trois notes des Airs du mois brossent un autre portrait, le dernier, de ce parfait ami. Elles ont été écrites à la mort de Gabriel Frizeau, en janvier 1938, c’est-à-dire l’année où Francis Jammes mourut lui aussi. D’abord publiées dans La Nouvelle revue française (tome 50, 26ème année, n° 294, 1er mars 1938, pp. 471-472), ces notes ont été reprises, dix ans plus tard, dans Le Patriarche et son troupeau :

11 janvier. – De Bordeaux, un coup de téléphone donné par mon filleul Jean m’apprend que son père Gabriel Frizeau, est mort ce matin. J’en informe Claudel, car voici plus de trente ans qu’une étroite amitié unissait l’un à l’autre. Quant à moi, c’est à plus d’un demi-siècle qu’il me faut remonter pour retrouver, dans un lycéen timide, l’un des maîtres de la pensée contemporaine, que placent très haut le public averti de la N. R. F. et maints personnages officiels. Encore qu’il n’ait jamais voulu quitter l’ombre de sa retraite, combien de grands esprits sont allés vers lui pour l’écouter, prendre conseil, s’en retourner fortifiés par tant de profondeur, de critique avisée et de foi. Le grêle, nerveux et mélancolique orphelin, que sanglait son uniforme serré, et qui savait imperturbablement ses leçons, s’était épanoui en homme superbe, portant haut, mais sans jactance, un front noble que couronnait, à la fin, le métal flexible et lumineux de sa chevelure. Il flottait pour moi, autour de son adolescence, je ne sais quel doux mystère de vignes et de bois, de vieilles habitations, de solitude. Devenu « étudiant » il fréquenta les camarades sans jamais leur faire sentir qu’il avait de la fortune, sinon pour les aider.

Quand je le rencontrai, après un assez long temps de séparation, dans l’atelier de Charles Lacoste dont il avait d’un coup d’œil discerné le si simple génie, il avait acquis tout seul, dans la cité d’Ausone, un jugement de premier ordre, le plus équilibré que j’aie jamais connu. Sa facilité lui faisait s’assimiler tout ce qui a trait aux philosophes, aux théologiens, à l’histoire. Nul n’était davantage épris d’art et de poésie, et il entra sans aucun effort dans la mienne alors si déconcertante. Peu à peu, avec les ans, dans cette demeure de la rue Régis que sa femme et lui entretinrent dans l’ordre et la paix, je vis s’aligner les belles éditions et les tableaux couvrir les murs : des Lacoste qui respirent la béatitude dans les jardins où chante la rosée ; la courbe, illuminée de grenats, du nocturne Port solennel ; un Gauguin où sont représentés les divers âges, depuis le bambin veillé par un chœur d’idéales vierges noires, jusqu’à l’homme dressé dans sa pleine force et qui cueille un fruit de feu, et au vieillard accroupi et songeur devant un perroquet ; un Redon où des chevaux de roulier, qui veulent triompher de leur pesanteur, entraînent Phaéton et son char dans un ciel inimaginable de turquoise morte ; un Carrière, du temps que j’ai connu celui-ci, et qui montre un visage de femme à demi voilé d’une écharpe de deuil maintenue sur une joue douloureuse ; un Georges Bouche qui semble ouvrir, pour la première fois depuis la création, les immensités d’une forêt d’azur. Que sais-je !

Cette amitié, confirmée depuis si longtemps par nos deux foyers scellés entre eux, maçonnés avec de la cendre et des larmes, le seul mortier qui dure, eût-elle été rompue par cette sonnerie postale suivie de quelques mots ?

J’éprouve une paix indicible, mon âme se gonfle comme un cygne vers le ciel où je sais qu’un Juste est entré et m’invite à le suivre.

Bordeaux, 6 heures du soir. – Nous sonnons. Sa femme, ses enfants et lui nous accueillent comme toujours. Je dis lui parce que je n’ai pas réalisé sa mort et ne la réaliserai point. Il n’y a rien de changé, sinon que son ange et le mien tiennent des conciliabules depuis hier à l’aube.

14 janvier. – L’office religieux. Gabriel Frizeau était président de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul : le seul titre de gloire auquel il avait dû consentir. Un nombreux cortège d’humbles gens et de miséreux, qu’il a constamment consolés ou secourus. Sous le porche de Sainte-Geneviève, je leur parle du Frizeau qu’ils ont connu, et j’essaie de leur révéler le Frizeau que son humilité leur voilait. Qu’est-ce que ça peut bien faire, qu’ils aient ou non compris l’intelligence hors de pair de notre ami, puisqu’ils ont connu son cœur et saisissent ce que je leur dis avec cette confiance des pauvres qui se feraient tuer pour leur foi.

Je monte, avec sa fille Madeleine, dans le char funèbre qui nous conduit à Branne, village à proximité de Libourne. Et nous laissons le corps de Gabriel Frizeau sous un petit monument de marbre blanc à moitié rongé par la mousse, surmonté d’une croix taillée dans la même pierre et aussi du meilleur goût.

À nos pieds, au milieu de la vallée nivelée par la Dordogne et où l’on taille la vigne généreuse, l’église est flanquée de deux clochers d’une fierté, d’un équilibre tels, que je me dis qu’ils sont des sentinelles qui montent la garde et qui vont marquer le pas.

Les Airs du mois, dans Le Patriarche et son troupeau, pp. 222-226

 

Portrait de Gabriel Frizeau par Charles Lacoste / Musée des Beaux-Arts de Bordeaux

 

Bibliographie :

1/ Correspondance Jammes-Frizeau (1897-1937) : texte établi et annoté par Victor Martin Schmetz, Atlantica, Biarritz, 1997.
2/ Pierre Savin : Gabriel Frizeau. Viticulteur girondin, amateur d'art (1870-1938), éditions J&D, Biarritz, 1996.
3/ Jean-François Moueix : Un amateur d'art éclairé à Bordeaux : Gabriel Frizeau, thèse 3ème cycle, université de Bordeaux, 1969.
4/ Jean-Marie Planes : Une ville bâtie en l'air, éditions Confluences, Bordeaux, 1996 ("Le seul juste de Sodome", pp. 75-81). 

 

Jacques Le Gall