Ms 19 (Orthez)

Où le Poète entrevoit le Paradis (1913)

Manuscrit autographe (13 ff. ; dim : 22 x 17 et 4 ff. ; dim : 22,5 x 17), signé, daté de 1913. Cette prose est écrite à l’encre noire sur un cahier d’écolier, ligné, sans couverture.

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Sur la première page, quatre titres : « L’enfance » ; « La jeunesse » ; « L’âge mûr » ; « La vieillesse ». Seules figurent ici les pages concernant l’enfance. Inédites semble-t-il, elles annoncent le premier volume des Mémoires : De l’Âge divin à l’Âge ingrat. L’entreprise est en effet clairement autobiographique, centrée sur un souvenir et une question qui orientent une grande partie de l’œuvre : le souvenir d’une cabane entrevue à Tournay et la question du Paradis. « L’enfant est le père de l’homme » : cette formule que l’on attribue à Wordsworth trouverait ici une belle illustration. Les pages écrites par Francis Jammes sont une ode à l’enfance, mieux encore à l'enfance d’un futur poète.

L’enfant aime le bois où le loup mange des fraises dans la main de la fée, le château où dans la joie les trompettes des valets retentissent, la cuisine qui s’ouvre sur le parterre où de longues fleurs mauves ont la mélancolie de la mort et de l’Été pluvieux. Il voit à l’horizon le chemin qui grimpe vers le ciel à travers la colline et, à droite et à gauche, des treilles où les vieillards viennent manger du chasselas. À ses yeux la vie éclate comme un diamant taillé à travers quoi chaque être ou chaque chose peu à peu apparaît : l’écrevisse que l’on saisit sous la souche dans le ruisseau, le facteur, le papillon jaune, la digue, la salade sauvage que l’on déracine avec un couteau. La plus humble pierre qui est comme le palais de Salomon et le pain de sucre suspendu au plafond de l’épicerie comme le chemin de la reine de Saba qui s’avance entre huit hallebardiers.

    Petite et si grande âme de l’enfant ! petite comme la serrure par où il regarde l’avenue et les moissons entre les branches, grande comme la brise qui passe par le trou de cette serrure. Il assiste à des fêtes divines et il vit plus de contes que tous ceux qui ont été contés. Il déjeune dans une maison de campagne et dans le vestibule la fraîcheur pareille à une jeune fille échappe à l’Été solennel. Il est midi, la cloche voisine n’est plus qu’une lumière plus blanche que la craie. Il est une heure et l’enfant s’endort la tête sur son assiette à fleurs où rit un fruit. Il est douze heures et ses cousins l’ont enlevé et transporté pendant son sommeil sur un lit repos à la bibliothèque. Les volets pleins laissent fuser en dessous une raie de silence. Il est trois heures et, réveillé, il va au salon où des êtres pacifiques se nomment ses père et mère et ses amis. Il est quatre heures et la vallée d’argent ressemble à un miroir qui bascule, la vallée peuplée par les patriarches de l’Histoire Sainte qui habitent des chaumières aux murs épais comme des pains. Il est cinq heures et l’enfant regarde goûter la couturière qui est arrivée à pied, ce matin, tenant tout le long de la route un rameau lourd de cerises noires. Et le chat blanc tourne autour du linge blanc.

    C’est si beau la Terre que l’enfant veut un jour aller au Ciel dont on lui a parlé et qu’il ne distingue pas du ciel qui est au-dessus de sa tête. Quel guide prend-il sinon sa nourrice qui déjà le tient pour un savant et qui sait bien, d’elle-même, que Dieu est au Ciel et que le Ciel est cette vallée bleue de vent qui ne bouge pas et où les oiseaux volent et les branches apparaissent. Et il lui dit : je veux que tu m’accompagnes au Ciel qui est le Paradis. Et il y a précisément une cabane qui est dans le ciel parce qu’elle est au sommet de la colline, une cabane qui a nom le Paradis. Elle a été construite et baptisée par le pharmacien qui a une grande carafe verte et une grande carafe rouge. Et la nourrice qui ne refuse  jamais rien à l’enfant de son lait répond : c’est cela, aller au Paradis.

[…]

    À toi, nourrice, et à toi enfant qu’elle accompagne, je donne cette image que j’ai écrite patiemment avec les couleurs de ma simple raison et qui représente la source qui ramène à Dieu facilement les pensées. Vous avez coopéré à cette œuvre : si vous n’en avez point tracé les lignes, fixé les teintes sans que j’aie guidé vos mains, vous avez instruit un cœur à l’heure qu’il ne savait pas assez aimer. J’y ai mis du rouge, du bleu, du vert, mais je n’ai pas su imiter la couleur de la lumière parce que mon âme n’est pas assez belle pour atteindre à un art aussi grand.