Ce très beau manuscrit autographe, surtout écrit à l’encre mais parfois au crayon, daté (1899) et signé, se présente sous la forme d’un cahier d’écolier de quarante-quatre pages. (dim : 20 x 16). Cerclé au crayon rouge, le numéro des pages est noté au crayon de papier en haut à droite. Jean Labbé l’a acquis grâce aux économies qu’il avait pu faire sur sa solde en Extrême-Orient, a fait relier le cahier d’écolier et l’a pourvu d’un étui marbré comme la couverture. Aux quarante-quatre pages il faut ajouter la page de titre, désormais presque éffacée, plusieurs fragments portés sur la page de gauche, quelques feuillets collés sur les pages de droite, et une feuille volante pliée en deux (11,5 x 20) pour l’invocation liminaire dédiée à l’héroïne de « l’histoire ».
Cette invocation liminaire peut paraître surprenante. Elle traduit bien, selon la formule de Robert Mallet, une « injonction du cœur ». L’auteur s’y adresse – de la façon la plus intime qui soit – à son personnage qu’il tient à la fois pour son « enfant » et pour son « amie ». Il lui confie ses intentions et lui demande assistance :
Assiste-moi toujours. Lorsque je suis broyé, quand je traîne sous les ormeaux de la petite ville, aux heures bleues de l’angélus nocturne, mon doute et mon orgueil, pose ta main sur mon front qui bourdonne, ta blanche main… pose…
L’existence du personnage de Clara est à la fois posée comme une réalité et comme une fiction. Peu nette apparaît aussi la frontière entre prose et poésie, doux pastel et réalisme photographique, passé et présent, souvenir et espoir, mort et vie.
Le nom de Clara d’Ellébeuse figurait déjà au coeur d'un poème antérieur « Elle va à la pension… » (De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, OPC, p. 104) et dans une autre pièce du même recueil : « J'aime dans le temps … » (OPC, p. 74). À bien des égards, le récit de 1899 est une expansion en prose de ce deuxième poème :
J’AIME DANS LE TEMPS…
J’aime dans le temps Clara d’Ellébeuse,
l’écolière des anciens pensionnats,
qui allait, les soirs chauds, sous les tilleuls
lire les magazines d’autrefois.
Je n’aime qu’elle, et je sens sur mon cœur
la lumière bleue de sa gorge blanche.
Où est-elle ? Où était donc ce bonheur ?
Dans sa chambre claire il entrait des branches.
Elle n’est peut-être pas encore morte
– ou peut-être que nous l’étions tous les deux.
La grande cour avait des feuilles mortes
dans le vent froid des fins d’Été très vieux.
Te souviens-tu de ces plumes de paon,
dans un grand vase, auprès de coquillages ?...
on apprenait qu’on avait fait naufrage,
on appelait Terre-Neuve : le Banc.
Viens, viens, ma chère Clara d’Ellébeuse :
aimons-nous encore si tu existes.
Le vieux jardin a de vieilles tulipes.
Viens toute nue, ô Clara d’Ellébeuse.
Un écrivain très sensuel déclare son amour à une jeune fille que le récit de 1899 dira « blonde et ronde ». Mais si Clara d’Ellébeuse peut être dite la première fille spirituelle de Jammes, c’est qu’à travers elle, l’animus de l’écrivain dialogue avec son anima. « Je te donne mon âme », finit par avouer le préfacier. Car le dialogue opère un transfert : tout se passe comme si, par l’invention et finalement le sacrifice de ce double féminin et idéal, Jammes se délestait du poids qui lui rendait la vie trop « cruelle ». Consolatrice et peut-être salvatrice, telle serait Clara d’Ellébeuse.
« Prends ce petit livre. Il est fait sans art […] » : ce paragraphe ne figure pas encore dans l'invocation liminaire du manuscrit de Pau. Sans doute Jammes voudra-t-il dire, quand il l’ajoutera, que son récit, bref en effet, a été écrit sans artifice et en toute sincérité. De fait, Jammes, malgré la mise à distance apparente (ou grâce à elle), a beaucoup mis de lui-même dans son personnage et dans son histoire. Pour le reste, le manuscrit – souvent très raturé et corrigé – prouve que le texte a été fort travaillé. Toujours dans le même sens : clarté et rythme, sobriété et concision. En effet, l’écrivain retranche le plus souvent. À quelques exceptions près, dont l’une affecte le titre : l’adjectif « ancienne » (si cher et si nécessaire à Jammes) a été ajouté pour qualifier le syntagme « jeune fille ». Ce qui renforce la tension oxymorique de l’histoire : « En te parlant, mon sourire sanglote », nous confie en même temps qu’à son personnage, celui qui prend la parole.
Une page des Caprices du Poète (p. 28) apportera quelques précisions sur la naissance de Clara d’Ellébeuse, et sur le commencement du roman, en mars 1899 :
Dans le mois de mars qui suivit, mon jardin poétique s’ensoleilla des boucles de Clara d’Ellébeuse. Ce fut une folie de pureté, car je ne pense pas que jamais personne ait pu ressentir autant que moi, et malgré ma sensualité, le frisson de la beauté vierge. De ce livre, j’écrivis la première page assis sur le seuil ébréché du cimetière de Noarrieu où j’ensevelis plus tard cette figure bien-aimée. J’entends encore, dans mon cœur, pleurer la cloche de la chapelle aujourd’hui abandonnée qui m’était apparue, il y avait dix ans, toute feutrée de neige, un rouge-gorge sur son pignon. On s’éprit de cette petite fille. Paul Claudel m’écrivit, de Han-Keou, à son sujet, une admirable lettre.
Le livre a d’abord été publié par le Mercure de France en juin 1899 puis souvent réédité. Il a aussi été illustré à plusieurs reprises. En France : par Robert Bonfils en 1912, Mariane Clouzot en 1942, Henry Bischoff en 1947, André Roux en 1950. Mais aussi à l’étranger, en particulier en Allemagne et à Prague. On notera encore l’eau-forte originale de Michel Ciry en 1958 et l’Édition du Centenaire réalisée par l’Association Francis Jammes et les Éditions Atlantica, avec présentation de Monique Parent.