André Lafon est né à Bordeaux le 17 avril 1883. Sa famille est modeste (père employé à la mairie de Blaye). Son existence paraît sans relief. Il partage son enfance entre Blaye, tout au bord de l’estuaire, et la maison de sa tante à Saint-Ciers-sur-Gironde : la Grangère. Simple pion au collège de Blaye puis au lycée de Bordeaux, il poursuit de brillantes études littéraires. Sur recommandation de Mauriac, il obtiendra un poste de surveillant puis de préfet d’étude au lycée Carnot à Paris et au collège Sainte-Croix de Neuilly.
Passionné de poésie, Lafon a publié deux recueils de vers : Poèmes provinciaux en 1908 et La Maison pauvre en 1911. En 1912, il rompt ses fiançailles avec Jeanne Alleman (Jean Balde en littérature) et, un an avant Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, paraît L’Élève Gilles. Ce premier roman, remarqué par Barrès, vaudra à André Lafon le premier Grand prix de littérature de l’Académie française. C’est, imprégné de mélancolie et de poésie, un roman d’apprentissage et la transposition de la vie de collège de l’auteur. Un second roman voit le jour en 1914 : La Maison sur la rive est le journal d’une jeune fille de province, à la fois sage et passionnée, jusqu’à son « mariage de raison ». Francis Jammes traitera le même sujet en 1922 dans "À l’école de la Vierge" (O : Ms 150) : sous un nouveau titre (Le Mariage de raison), les six chapitres de cette histoire seront appariés au Mariage basque et formeront Cloches pour deux mariages, au Mercure de France, en 1923.
Au commencement de la guerre, André Lafon est auxiliaire en raison d’une santé médiocre et il soigne tous les blessés, tant allemands que français. « Affamé d’épreuves », il obtient d’être incorporé, quoique n’ayant jamais touché un fusil : « Je suis comme délivré de l’humiliation que j’éprouvais à demeurer inemployé sans raison valable ». Il ne tarde pas à contracter la scarlatine au camp de Souge (commune de Martignas-sur-Jalle, en Gironde). Il meurt le 5 mai 1915 à l’hôpital militaire de Bordeaux.
En 1924, François Mauriac – il parlera de « perte irrémédiable d’une amitié telle que la vie ne vous en renouvelle pas la faveur » – lui a consacré un ouvrage intitulé La Vie et la Mort d’un poète, qu’il dédicacera « À notre maître et ami Francis Jammes qu’André Lafon a tant aimé ». Émouvant hommage à l’ami devenu un intercesseur, ce texte pose une question qui n’a cessé de tarauder le romancier : l’aventure littéraire et la recherche de la sainteté sont-elles conciliables ? En 1952, le héros de Caligaï est, à bien des égards, un double de Lafon, ce qui fait que Jammes apparaît en filigrane dans la fiction. En 1956, une réédition de L’Élève Gilles par le Club français du livre donnera à Mauriac l’occasion d’écrire une préface dans laquelle il ne manque pas d’associer le poète d’Orthez et son ami défunt, le « plus pauvre » et cependant – parce que la pureté lui permettait de posséder le monde – le « plus comblé » :
Depuis quarante ans, ce mort ne m’a pas quitté un seul jour – depuis qu’il s’est endormi dans un hôpital de Bordeaux, un matin de mai, en 1915. Qui était André Lafon ? Je réponds d’abord : l’être le plus doux qu’il m’ait été donné d’aimer en ce monde. Mais sa douceur ne venait pas de sa faiblesse. Il existe comme une douceur de la force. La vraie force est douce. Tel est le sens de la « béatitude » : « Heureux les doux car ils posséderont la terre. »
L’auteur de L’Élève Gilles a possédé la terre comme aucun autre homme que j’aie connu ne l’a possédée. […]
Je n’ai pas eu d’ami plus pauvre qu’André Lafon et je n’en ai pas eu de plus comblé. Quand il se baissait pour ramasser une feuille d’automne et qu’il me la donnait « à cause de sa couleur », je confiais à un livre ce trésor irremplaçable. Il avait la passion des nuages. Il me disait : « Regardez ce beau nuage ! », et la merveille m’apparaissait dans le ciel, telle que lui-même la contemplait.
C’était un poète – enfin ce que nous appelions un poète dans ces temps de ma jeunesse où Francis Jammes était celui qui avait ouvert nos yeux à la beauté du monde. […]
Ceux de mon âge qui ne t’ont pas oublié t’ouvriront les bras. Ils te berceront et ce sera comme s’ils berçaient l’écolier qu’ils furent, si pareil à toi ; ils retrouveront sur ta figure chétive le goût des larmes de l’enfance, cette odeur de chair, de terre et de pluie.
André Lafon adresse une première lettre à Francis Jammes dès juin 1907 : « Un jeune homme de province qui écrit des vers, comme tous les jeunes hommes de province, vous a lu et vous aime ». Un Jour (O : Ms 218) est pour lui le sommet de l’œuvre qu’il admire sans réserve. En 1909, il retrouve Mauriac à Paris. Profondément croyants, les deux amis et Francis Jammes participeront, jusqu’à la déclaration de la guerre, à l’aventure des Cahiers de l’Amitié de France aux côtés de Georges Dumesnil, Robert Vallery-Radot, Eusèbe de Brémond d’Ars, Martial Piéchaud, Philippe et François Hepp, François Le Grix. Au cours de l’été 1911, toujours en compagnie de François Mauriac, ce contemplatif que les nuages émerveillaient, marche jusqu’à Orthez pour y rencontrer le « fils de Virgile » qui y avait trouvé refuge. Le récit de ce pèlerinage figure dans La Vie et la Mort d’un poète :
Dans l’été de 1911, splendide et torride, nous voyageâmes, presque toujours à pied sur les chemins du pays Basque. Nous nous assîmes à la table de Jammes. André eût touché de ses lèvres le seuil du poète ! Nous étions arrivés tard dans la nuit à Orthez. Mais il avait voulu contempler la maison du « fils de Virgile » endormie sous la lune et pleine de sommeil d’enfants. Le lendemain dans ce salon d’Orthez qu’on ne reverra plus, Jammes nous lut un chant des Géorgiques.
Œuvres autobiographiques, Pléiade, p. 34
Les points de rencontre entre Lafon et Jammes étaient nombreux. Nés pauvres et provinciaux, ils partagent la même sensibilité à la nature (« jardins pluvieux », « juins embrasés », « villages assoupis »…), la même attirance pour les humbles, la même compréhension des choses et le même amour de la poésie, en particulier, la même admiration pour Eugénie de Guérin ou le Rousseau des Confessions. Leur cheminement spirituel est lui aussi assez semblable : après une longue période d’inquiétude et de mal de vivre (Jammes a parlé de « nausée », « André Lafon jeune, pauvre et seul crie au secours », écrit Mauriac), ces deux grands nostalgiques du paradis perdu de l’enfance et d’une beauté qui serait éternelle se convertiront, ou plutôt retrouveront la foi de leurs premières années. Enfin, la parenté d’inspiration des deux écrivains est évidente. Les titres de poèmes (« Vieille maison », « La vieille servante »…) le montrent bien, tout comme le montrerait l’hommage que Lafon rend à Jammes dans le numéro spécial des Tablettes du 30 mai 1911 :
De la maison fermée où les poètes s’essayaient à retrouver le ciel sous leurs paupières, vous avez, Jammes, rouvert toutes grandes les fenêtres, et le beau soleil de l’été est venu jusqu’à nous. Alors les tapisseries légendaires qui nous enchantaient sur les murs des hautes salles parurent fades, et nous gagnâmes le jardin.
Jammes, de son côté, se prit tout de suite de sympathie pour ce jeune homme « qui ne cherchait que l’obscurité et le silence ». Il l’aida à placer quelques-uns de ses poèmes dans L’Occident. En 1912, l’attribution du Prix National de Littérature à L’Élève Gilles ne remit en cause ni l’estime ni l’affection. Avec Ma Fille Bernadette, le poète d’Orthez était pourtant en droit de recevoir ce prix décerné pour la première fois par l’Académie française. Jammes a dédié « À Lourdes » (dans Feuilles dans le Vent, 1913) à Lafon et laissé de lui ce beau portrait que Mauriac placera en exergue à La Vie et la mort d’un poète :
C’était un jeune homme au visage fier et très pur, aux manières discrètes, nobles, volontairement effacées. Il observait cette constante dignité que j’ai connue à Albert Samain… Son profil pâle et brun, moins fatal qu’attristé, aurait pu doubler sur une médaille celui de Maurice de Guérin. On eût situé facilement notre camarade au Cayla, assis sous un chêne étoilé, auprès de la grande Eugénie… Georges Dumesnil, après Strowski, se prit d’une grande affection pour lui. Et je suis bien sûr que le bon maître catholique de la faculté de Grenoble sera aussi triste en lisant ces lignes qu’il était joyeux, tendre et admiratif lorsque, dans le vieux salon de Lassagne où il nous avait réunis il s’écriait en voyant la porte s’ouvrir : « Lafon ! »
« Toute l’hostilité de la vie m’attendait au seuil du jardin. »
(Explicit de L’Élève Gilles)
Bibliographie d’André Lafon :
1/ Les Poèmes provinciaux, Lille, Éditions du Beffroi, 1908. 2/ La Maison Pauvre, Paris, Éditions du Temps Présent, 1911. 3/ L’Élève Gilles, Paris, Librairie académique Perrin, 1912 ; Paris, Le Club français du Livre, 1956 (préface de François Mauriac) ; Bordeaux, Le Festin, 2010. 4/ La Maison sur la rive, Paris, Librairie académique Perrin, 1914.
Bibliographie critique :
1/ François Mauriac : La Vie et la Mort d’un poète, Paris, Bloud et Gay, 1924. Réédition chez Grasset en 1930 et 1958. Édition de référence : Œuvres autobiographiques, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1999 (pp. 1-62). 2/ Michel Suffran : Sur une génération perdue. Les écrivains de Bordeaux et de la Gironde au début du XXème siècle, Bordeaux, Le Festin, 2005 (pp. 78-101). 3/ Michel Suffran : Je m’appelle Jean Gilles, Blaye, Les Chantiers de l’Estuaire, 2013. 4/ Denise Gellini : « André Lafon et Francis Jammes », Cahiers Francis Jammes 2-3, direction : Mikaël Lugan, octobre 2014 (pp. 59-75).
Jacques Le Gall