Joseph Lamieussens est né le 5 septembre 1850 à Amou (Landes), où son père était pharmacien. Après des études de Droit à Toulouse, il travailla à Orthez, en 1876, chez Maître Dubois, notaire dont il prit la succession le 2 août 1877. Cet excellent juriste, très impliqué dans la vie économique orthézienne, a exercé jusqu’en 1899 et décéda à Orthez le 22 avril 1933. Francis Jammes fut clerc de notaire dans son étude et admirait son intelligence ainsi que sa bonté. Les relations entre les deux hommes furent très amicales. En témoignent deux fragments des Mémoires : le premier dans Les Caprices du Poète (Plon-Nourrit, 1923, 171-173), le second dans Le Patriarche et son troupeau (Mercure de France, 1948, pp. 47-49).
Dans Les Caprices du Poète, l’évocation de Maître Lamieussens suit la brève mention d’un « poète béarnais, plein de talent, ce qui est rare, d’une candeur délicieuse, qui signa de trop rares poésie Yan du Bousquet ».
L’autre, d’une vaste intelligence générale, quoique souvent indécise, qui était notaire à Orthez, et m’avait reçu dans son étude alors que j’esquissais des études de droit. Il en avait eu d’autant plus de mérite et de bonté qu’il plaçait au-dessus de tout l’effort dans le travail. Il exultait si un savetier ou un forgeron, par leur économie et leur assiduité à la besogne, élevaient peu à peu un pauvre ménage. C’est une haute et chrétienne conception de l’existence. Sa réputation de légiste avait passé la contrée, et ses collègues de Bordeaux ou de Paris vénéraient son savoir et ses scrupules. Faut-il dire qu’il fut méconnu d’une petite ville qui ne sut point mettre à profit les incomparables qualités d’un grand savoir ? Sans doute un homme tel que lui demeure toujours distant, par l’étendue même de ses connaissances, d’un petit chef-lieu d’arrondissement. Et, d’ailleurs, qui n’est pas incompris dans un village, dès là qu’on lui résiste par des convictions personnelles, et, dès là que l’odeur des urnes vous en éloigne ? Il a, si je peux dire, obtenu dans l’ombre, et sans y chercher, ce que l’on ne lui demanda pas publiquement, et ce dont volontiers d’autres se dispensèrent, par tout ce qu’il a soutenu, conseillé, depuis qu’il a pris sa retraite, de veuves et d’orphelins. Je ne regrette rien pour mon ami Lamieussens.
Dans Le Patriarche et son troupeau, le portrait physique de Maître Lamieussens est suivi d’un portrait moral de haute facture ainsi que d’une reconnaissance de dette particulièrement émouvante.
Or voici, à peu près à la même heure, au début de l’après-midi et presque chaque jour, ce qui se produisait : Je m’entendais héler. Je descendais et je rejoignais sur ce sentier qui aboutissait, du côté gauche, à une colline calcaire tachée par des genévriers couleur d’ombre, dite Lapeyrère, un homme. En cet homme n’apparaissait rien d’extraordinaire. Il était grand, de barbe courte, vêtu sans recherche, coiffé selon les saisons d’un chapeau de panama ou d’un feutre noir et mou. Je ne l’ai jamais vu se promener qu’il ne tînt un livre ou un journal. Il comptait quelque seize ans [dix-huit en fait] de plus que moi, s’était spécialisé dans une science qui me laisse indifférent, ou même réfractaire, mais que je vénérais en lui. Nous n’avions aucun goût semblable, aucune manière de voir identique, nos caractères étaient à l’opposé l’un de l’autre, je le choquais souvent et il me heurtait parfois, il me fallait autant d’effort pour entrer dans sa conversation qu’il avait de mérite à suivre la mienne, sa prudence irritait mon imprudence, sa modération en tout faisait éclater mes excès. Et néanmoins, durant trente-quatre ans, cet homme a été le témoin naturel de ma vie. Affligé de bonne heure par la mort d’une femme remarquable, sa destinée, qu’il pensait autrefois que l’on dirigeait à sa guise, avait été surchargée d’épreuves, et encore longtemps il accepta tout avec une sorte de stoïcisme qu’il pensait puiser dans Marc-Aurèle ou Vigny jusqu’au jour tardif où ce stoïcisme devint la vertu de la grâce. Mais encore là, celle-ci en agit avec lui d’une manière différente qu’avec moi pour l’attirer. Il est, et je tiens à le consigner au cours de ce chapitre, bien que j’aie déjà parlé de lui dans Les Caprices du Poète, il est peut-être celui qui m’a le plus approché, l’un de ceux qui m’ont le plus singulièrement compris malgré tant de divergences. Il n’est jamais entré dans ma poésie en ce sens que le murmure des gaves n’était pour lui qu’une force à exploiter, et la splendeur d’une grappe ou d’une gerbe de blé qu’un peuple à désaltérer et à nourrir. Cependant jamais homme n’a prononcé de paroles plus intelligentes sur mon œuvre, mais en la ramenant à sa manière de voir. C’est Lamieussens. J’entends encore son appel « Jammes ! » Je descendais. Nous cheminions ensemble et, parfois, il reprenait sa lecture, ne m’adressait plus la parole, et nous revenions ainsi. Mais il faisait partie de ma vie.
Le Patriarche et son troupeau, pp. 47-49
Francis Jammes, Pierre Caillebar, Charles de Bordeu devant la Maison Chrestia en 1895
Bibliographie : Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 35, juin 2002, pp. 120-121.
Jacques Le Gall