Fils d’une très ancienne famille de hobereaux normands, Remy de Gourmont est né à Bazoches-au-Houlme (Orne) le 4 avril 1858. Excellent élève au lycée de Coutances, mais on lui trouve trop d’imagination. Études de Droit. S’installe à Paris. Lecteur de La Vogue de Gustave Kahn.
Tombe éperdument amoureux de Berthe de Courrière qui inspirera son roman Sixtine. Se lie avec Villiers de l’Isle-Adam et Joris-Karl Huysmans.
Il est, en 1889, avec Alfred Vallette, Louis Dumur, Ernest Raynaud, Jules Renard, Albert Samain, l’un des fondateurs puis l’un des piliers du Mercure de France. Perd son emploi à la Bibliothèque Nationale pour avoir écrit un article intitulé « Le joujou patriotisme ». Défiguré par une maladie et le traitement qui en découle. Se réfugie dans les livres. Au cours de l’été 1910, rencontre une belle et riche Américaine (Nathalie Clifford Barney) à qui il adresse ses derniers vers et ses Lettres à l’Amazone. Le déclenchement de la Grande Guerre le bouleverse. Il meurt à Paris, pauvre et seul, à cinquante-sept ans, le 27 septembre 1915.
Amoureux du latin mystique, ce grand lettré fut philosophe, critique, linguiste, romancier, dramaturge, essayiste et poète… Lecteur boulimique et d’une extrême curiosité, « ce Sainte-Beuve du Symbolisme » (la formule est de Thierry Gillyboeuf) s’intéressa toujours aux premières œuvres des jeunes écrivains. Les vers de Francis Jammes lui furent une révélation. Après avoir demandé au jeune poète orthézien une photographie qui pût permettre au peintre suisse Félix Vallotton de graver son portrait sur bois, il lui consacra un article fervent où il le comparait à Virgile et louait sa « sincérité presque déconcertante ». Cette vibrante étude parut d’abord dans le numéro d’octobre du Mercure de France puis dans Le IIème Livre des Masques (Mercure de France, 1898).
L’emprise de Jammes sur Gourmont fut telle qu’il se détourna du symbolisme pour une écriture plus fraîche et plus simple, disons plus « jammiste » : ce furent les poèmes de Simone et le roman intitulé Un Cœur virginal (traduit par Aldous Huxley) dont l’héroïne, Rose des Boys, pourrait être une sœur de Clara d’Ellébeuse.
Parce que Gourmont avait cité des fragments de ce poème dans son « Masque » et parce qu’il connaissait le goût de l’érudit normand pour les estampes, les gravures, les images d’Épinal, les légendes, les ballades folkloriques et aussi pour les almanachs champêtres, Jammes lui dédia, écrit en 1896, « Le Calendrier utile ». En voici les première et dernière strophes : (P : Ms 529).
LE CALENDRIER UTILE
À Remy de Gourmont
Au mois de mars (le Bélier β) on sème
le trèfle, les carottes, les choux et la luzerne.
On cesse de herser, et l’on met de l’engrais
au pied des arbres et l’on prépare les carrés.
On finit de tailler la vigne où l’on met en place,
après l’avoir aérée, les échalas.
[…]
Ami, je t’invite, dans mon modeste asile,
si tu es fatigué des choses de la ville,
à venir simplement goûter le mois de Mars.
Nous ne distinguerons pas la vie d’avec l’art.
Mais s’il te plaît, ayant vu clair, de me dire
de beaux vers où tu auras vanté le sourire
de celle qui t’a donné sa gorge de raisin,
je te remercierai et te tendrai la main.
Tous les deux fort sédentaires, Remy de Gourmont et Francis Jammes ne se sont jamais rencontrés. Ce dernier, lors de son voyage à Paris de 1907, ne verra que Jean de Gourmont (le frère cadet) qui lui avait consacré une étude dans le numéro de mars-mai 1906 de Vers et Prose et à qui il dédiera Le Poète et sa femme, pièce en trois actes dans Clairières dans le Ciel. En revanche, les deux écrivains échangèrent des lettres. Cette correspondance, publiée en 2005, est hélas très lacunaire : onze lettres seulement et exclusivement de Gourmont. Encore beaucoup d’entre elles ont dû se perdre puisque huit des onze lettre ont été écrites en moins d’un an (1897) tandis que les trois suivantes s’étendent sur douze ans. La première date du 4 août 1897 (demande de la photographie pour Vallotton), la dernière du 7 mai 1910 : malade et seul, Gourmont remercie Jammes, « le confident de vie, et le truchement du secret des choses », qui vient de lui envoyer Ma fille Bernadette. Cette lettre est une protestation et une demande d’amour : « je vous aime et je mendie votre amitié ». Elle se termine par une autre déclaration d’amour… à Clara d’Ellébeuse :
Et je pense toujours à Clara d’Ellébeuse qui me hante autant que la Madone du Magnificat de Botticelli et que « la Menina » de Velasquez. J’aime Clara d’Ellébeuse, comme ce pauvre moine capriote du moyen âge qui écrivait au bas d’un manuscrit, résumant ainsi, des jours et des pensées : « J’aime d’amour la Reine de France. »
« L’auteur de Simone sera curieusement absent des souvenirs de Jammes », note Thierry Gillyboeuf qui, au préalable, et ce pourrait être, en effet, une explication, n’a pas caché le « véritable travail de sape anti-gourmontien » opéré par Gide.
En revanche, il est bon de retranscrire ici l’intégralité de l’article « Francis Jammes » que Remy de Gourmont fit d’abord paraître dans Le Mercure de France puis dans Le IIème Livre des Masques, au Mercure de France, en 1898 :
"Voici un poète bucolique. Il y a Virgile, et peut-être Racan, et un peu Segrais. Nulle sorte de poète n'est plus rare : il faut vivre à l'écart dans les vraies maisons de jadis, à la lisière des bois gardés par les seules ronces, au milieu des ormes noirs, des chênes ridés et des hêtres à la peau douce comme celle d'une amie très aimée ; l'herbe n'est pas un gazon vain tondu pour simuler le velours des sofas : on en fait du foin, que les bœufs mangent avec joie en cognant contre la crèche l'anneau qui attache leur licou ; et les plantes ont une vertu et un nom :
Dans les bois vous trouverez la pulmonaire
dont la fleur est violette et vin, la feuille vert-
de-gris, tachée de blanc, poilue et très rugueuse ;
il y a sur elle une légende pieuse ;
la cardamine où va le papillon aurore,
l'isopyre légère et le noir ellébore,
la jacynthe qu'on écrase facilement
et qui a, écrasée, de gluants brillements ;
la jonquille puante, l'anémone et le narcisse
qui fait penser aux neiges des berges de la Suisse ;
puis le lierre-terrestre bon aux asthmatiques.
Cela fait partie d'un « mois de mars » raconté par Francis Jammes (pour l'Almanach des poètes de l'an passé), petit poème qui parut tel qu'une violette (ou une améthyste) trouvée le long d'une haie, parmi les premiers sourires de l'année. Tout entier, il est admirable d'art et de grâce et d'une simplicité virgilienne. C'est le premier fragment connu de ces « Géorgiques Françaises » où de bonnes volontés s'essayèrent jadis, en vain.
Septima post decimam felix et ponere vitem
Et prensos domitare boves et licia telœ
Addere. Nona fugœ melior, contraria furtis.
Multa adeo gelida melius se nocte dedere
Aut cum sole novo terras irrorat Eous.
Nocte leves melius stipulœ, nocte arida prata
Tondentur : noctis lentus non deficit humor.
C'est avec la même sécurité, la même maîtrise que M. Jammes nous dit les travaux du mois de mars :
Pour les bestiaux les rations d'hiver finissent.
On ne mène plus, dans les prairies, les génisses
qui ont de beaux yeux et que leurs mères lèchent,
mais on leur donnera des nourritures fraîches.
Les jours croissent d'une heure cinquante minutes.
Les soirées sont douces et, au crépuscule,
les chevriers traînards gonflent leurs joues aux flûtes.
Les chèvres passent devant le bon chien
qui agite la queue et qui est leur gardien.
Il n'y a sans doute pas aujourd'hui en France un autre poète capable d'évoquer un tableau aussi clair et aussi vrai avec des mots aussi simples, avec une phrase qui semble celle d'une causerie distraite et qui pourtant, comme par hasard, forme des vers charmants, purs et définitifs. Cependant le poète suit bien sagement son calendrier et, comme Virgile oublie un instant les soins que l'on donne aux abeilles pour nous conter l'aventure d'Aristée, M. Francis Jammes, arrivé à la fête des Rameaux, nous dit en quelques vers une histoire de Jésus belle et tendre ainsi que les vieilles gravures que l'on clouait dans les alcôves.
Jésus pleurait dans le jardin des oliviers...
On était allé, en grande pompe, le chercher...
À Jérusalem les gens pleuraient en criant son nom...
Il était doux comme le ciel, et son petit ânon
trottinait joyeusement sur les palmes jetées.
Des mendiants amers sanglotaient de joie,
en le suivant, parce qu'ils avaient la foi...
De mauvaises femmes devenaient bonnes
en le voyant passer avec son auréole
si belle qu'on croyait que c'était le soleil.
Il avait un sourire et des cheveux en miel.
Il a ressuscité des morts... Ils l'ont crucifié...
Quand nous aurons (et peut-être l'aurons-nous) un calendrier complet écrit dans ce ton de simplicité pathétique, il y aura d'ajouté aux tomes épars qui sont la poésie française un livre inoubliable.
M. Francis Jammes offrit ses premiers vers au public en 1894. Il devait avoir vingt-cinq ans et sa vie avait été ce qu'elle est restée, solitaire au fond des provinces, vers les Pyrénées, mais non dans la montagne :
Les villages brillent au soleil dans les plaines,
pleins de clochers, de rivières, d'auberges noires...
Les femmes des paysans « ont la peau en terre brune », mais les matins sont bleus et les soirées sont bleues,
avec des champs de paille qui sentent la menthe,
avec des fontaines crues où l'eau claire chante...
avec des sentiers où quand c'est le mois d'octobre
le vent fait voler les feuilles des châtaigniers...
ainsi vont les doux villages éparpillés
sur les coteaux, aux flancs des coteaux, à leurs pieds,
dans les plaines, dans les vallées, le long des gaves,
près des routes, près des villes et des montagnes ;
avec des clochers minces au-dessus des toits,
avec, sur les chemins qui se croisent, des croix,
avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques
et le berger fatigué traînant ses sabots...
avec les palombes aux yeux rouges et tout ronds
qui arrivent de loin dans le gris des nuages
et les grues qui grincent dans le froid et qui font,
comme des serrures rouillées, un bruit sauvage...
Voilà, tout déchiqueté, vu par bribes, le paysage où évoluèrent les émotions de ce poète dont la solitude a exaspéré et parfois troublé l'originalité. Soucieux d'abord de dire son impression du moment, il se répète volontiers, variant par de faibles nuances les détails de la vie qu'il aime. Mais que de visions émues, que de jolies imaginations, et comme les mots viennent doucement écrire des pages dont la fraîcheur fait envie ! Ainsi le tableau de chaste volupté :
Tu serais nue sur la bruyère humide et rose...
et cet autre, d'un sentiment plus intime :
La maison serait pleine de roses et de guêpes...
et la complainte d'amour et de pitié qui commence ainsi :
J'aime l'âne si doux marchant le long des houx.
Il prend garde aux abeilles et bouge les oreilles ;
et il porte les pauvres
et des sacs remplis d'orge.
et (malgré une strophe mauvaise) la discrète élégie que résument ces quatre vers d'une musique si tiède et si lasse :
Le soleil pur, le nom doux du petit village,
les belles oies qui sont blanches comme le sel,
se mêlent à mon amour d'autrefois, pareil
aux chemins obscurs et longs de Saint-Suzanne.
Après encore un an ou deux d'une vie sans doute toujours pareille, le poète a pris une conscience plus décisive de lui-même ; son émotion devient parfois presque plaintive en même temps que la sensualité de l'homme s'exalte, s'avoue avec moins de pudeur, mais toujours sœur d'un sentiment et alors toujours pure malgré sa franchise et la nudité de ses gestes. Ce triple aspect humain, orgueil, émotion, sensualité, le poème en dialogue, appelé Un Jour, le développe, en couleurs vives et douces : quatre scènes où la poésie vole au-dessus d'une vie monotone et presque triste, quatre images très simples, et même, si l'on veut, naïves, mais d'une naïveté qui se connaît et qui connaît sa beauté. Plus que d'ambitieuses paraphrases c'est bien là la journée (ou la vie) d'un poète, qui perçoit le monde extérieur d'abord comme une sensation brute (ainsi que tout autre homme), puis en dégage aussitôt, en son esprit prompt aux généralisations, la signification symbolique ou absolue. Et tout ce poème est plein de vers admirables et graves, des vers d'un vrai poète dont le génie encore en croissance éclate, tel des rayons de soleil à travers une haie d'acacias :
C'est la mère douce aux cheveux gris dont tu es né.
Les gens pauvres et fiers sont pareils à des cygnes.
Cache-lui ton ennui parce qu'elle est une femme.
Elle est trop jeune pour pouvoir porter deux âmes.
Bois les baisers de ta douce et tendre fiancée.
Les larmes des femmes sont lourdes et salées
comme la mer qui noie ceux qui y sont allés.
Ne semble-t-il pas que la gaucherie ou le dédaigneux laisser-aller de ce dernier vers ajoute à la pensée sérieuse comme un sourire ? Il y a beaucoup de ces sourires dans la poésie de M. Francis Jammes. Je ne trouve pas qu'il y en ait trop ; j'aime le sourire. Voilà donc un poète. Il est d'une sincérité presque déconcertante ; mais non par naïveté, plutôt par orgueil. Il sait que vus par lui les paysages où il a vécu tressaillent sous son regard et que les chênes tout secoués parlent et que les rochers resplendissent comme des topazes. Alors il dit toute cette vie surnaturelle et toute l'autre, celle des heures où il ferme les yeux : et la nature et le rêve s'enlacent si discrètement, dans une ombre si bleue et avec des gestes si harmoniques, que les deux natures ne font qu'une seule ligne, une seule grâce :
Ils ont une ligne douce comme une ligne.
Il est grand temps, pour notre bon renom, de donner de la gloire à ce poète et, pour notre plaisir, de respirer souvent cette poésie, qu'il a appelée lui-même une poésie de roses blanches."
Bibliographie : 1/ Gourmont, sous la direction de Thierry Gillyboeuf & Bernard Bois, Cahier de l'Herne, 2003. 2/ Remy de Gourmont. Lettres à Francis Jammes, Introduction et notes de Thierry Gillyboeuf, La Rochelle, Rumeur des Âges, 2010. 3/ Le IIème Livre des Masques, Mercure de France, 1898. 4/ Thierry Gillyboeuf. La création poétique de Remy de Gourmont. Du symbolisme au Jammisme, La Rochelle, Rumeur des Âges, 1994.
Jacques Le Gall