Bordeaux

mars 1880 - décembre 1888

Personne ne peut nier l’importance qu’eurent pour Francis Jammes les périodes bigourdane, béarnaise et basque. En Bigorre, l’enfant de Tournay fut bien le père de l’homme et du poète ; le pèlerin de Lourdes cheminera et priera pour retrouver ce « vert paradis » auquel manquait l’éternité. Le « morne et pieux » Béarn fut quant à lui la terre d’élection de Jammes ; plus que Pau, Assat et surtout Orthez permirent au jeune homme de se refaire une santé et de se trouver :

Je me sentais sauvé par cette oasis de six mille habitants que la Providence avait placée sur ma route au moment que mon dromadaire s’enlisait dans le chott, ...

... peut-on lire dans L’Amour, les Muses et la Chasse. Le bilan paraît plus mitigé pour le Pays basque et les deux séjours qu’il y fit : à Saint-Palais, où il habita entre mai 1876 et novembre 1879, l’enfant découvrit la solitude mais aussi la poésie ; à Hasparren, à partir de 1921, l’homme mûr connut des joies nouvelles mais également l’exil.

Comparé à ce que nous savons de la façon dont Jammes habita ces trois provinces pyrénéennes auxquelles on pourrait d’ailleurs adjoindre la partie la plus méridionale des Landes et le Gers, le séjour à Bordeaux est beaucoup moins bien connu. Sauf très rares exceptions, son importance était soit ignorée, soit sous-estimée jusqu’à la parution du livre publié par le Festin en 2016 (voir note bibliographique ci-dessous). Francis Jammes, pourtant, habita la grande ville pendant près de neuf années : de mars 1880 (mutation du père) à décembre 1888 (mort du père). Et à une période de sa vie dont on peut deviner qu’elle fut cruciale : la fin de l’enfance et l’adolescence, de l’Âge divin à l’Âge ingrat.

Après que les promenades dominicales et familiales eurent imprimé un premier pli à la ville, commença une exploration beaucoup plus approfondie et personnelle du tissu urbain. Variés par leur genre, leur ton et leur date de composition, les textes ne manquent pas sur cette redécouverte de Bordeaux par l’adolescent. Ni sur les nombreuses visites que Jammes, à diverses périodes de sa vie, à toutes les heures du jour et de la nuit, rendit par la suite à la cité d’Ausone. Ces textes émaillent les Mémoires, les romans (Janot-poète) et les recueils de poème (De tout temps à jamais ou Ma France poétique) ; ils se trouvent aussi dans les proses les plus diverses (Le poème d’Ironie et d’Amour, Les Nuits qui me chantent, « L’invitation au voyage », Les Airs du mois, Rappel de la Ville de Bordeaux que Jean Aufort illustra de douze belles lithographies) et même dans un conte peu connu.

Rappel de Ville de Bordeaux/ Bibliothèque Patrimoniale de Pau, cote 41816

Bordeaux aura été la seule très grande ville où vécut Francis Jammes. Et ce pendant un laps de temps non négligeable. On pouvait craindre un déracinement. Ce ne fut pas tout à fait le cas. Même si, à plusieurs reprises, le mot « exil » revient sous la plume de l’écrivain. Disons qu’après une période d’adaptation sans doute adoucie par la présence familiale, l’enfant et plus encore l’adolescent au "cœur froissé comme un pétunia" découvrirent une ville protéiforme qui plut par son pittoresque et ses contrastes déjà soulignés par Hugo. Au demeurant, il n’était pas pour déplaire à celui qui n’aimera jamais Paris que la métropole girondine fût restée provinciale et d’une province dont les sucs étaient, somme toute, ceux de son terroir. De cette ville qui n’a pas pu ne pas compter dans sa formation, l’écrivain a brossé, par touches successives, en vers comme en prose, singulier et subjectif, un tableau qui est à la fois topographique, historique et, à certains égards, ethnologique ou sociologique. Un admirable tableau en vérité.

Le Bordeaux de Jammes n’est pas celui des allées de Tourny. Pas davantage celui des longues rues à échoppes ou de la rive droite (il ne les voit pas, n’y va pas, n’en parle pas). Mais celui des vieux quartiers rescapés de l’implacable normalisation haussmanienne, celui du fleuve et du port, celui du Jardin botanique et des tendres lisières où herboriser. De ces trois grands foyers « d’ignition », comme dit Julien Gracq, le cœur fut sans doute le quartier Saint-Michel, blotti autour d’une église à flèche aiguisée en même temps que proche d’un port ouvert sur ce que Jean de la Ville de Mirmont appelle « l’Horizon chimérique ».

Jean Aufort : le marché des Capucins. La flèche Saint-Michel qui m’a percé le cœur…
Jean Aufort : le Jardin public. J’ai revu tes étiquettes botaniques…
Jean Aufort : le port. Bordeaux l’a vu errer le long des quais où sommeillaient les navires…

Cadastre, histoire, mœurs, c’est bien un Bordeaux intime, éminemment subjectif, que Francis Jammes a recomposé et livré aux lecteurs. D’autant plus intime et subjectif qu’il y a enchâssé deux maisons qui, au sens électrique du verbe, vont polariser la ville.

Clausule de Rappel de la Ville de Bordeaux

Clausule de Rappel de la Ville de Bordeaux

 

Bibliographie : Jacques Le Gall : Francis Jammes. Promenades bordelaises, collection « Les Paysages », Bordeaux, Le Festin, mars 2016 (234 p.), pp. 11-53.