Rendue possible par l’enthousiasme et la générosité d’André Gide, la parution d’Un Jour (O : Ms 218) donna lieu au premier voyage à Paris de Francis Jammes, en octobre 1895. Mais aussi, quelque six mois plus tard, au voyage – le plus méridional qu’il fit – en Algérie. Certes, il y avait eu une première passe d’armes entre les deux écrivains : l’épisode de Ménalque et la véhémente Réponse à Ménalque dans L’Ermitage. Certes, le sédentaire Jammes y avait critiqué le nomadisme de son ami. Il n’en accepta pas moins la (malicieuse) proposition que ce dernier lui fit de venir le rejoindre de l’autre côté de la Méditerranée.
Francis Jammes s’embarqua à Marseille en compagnie d’Eugène Rouart, ami de Gide et mécène pour la circonstance. Les deux jeunes gens rejoignirent à Biskra le ménage Gide qui achevait en Afrique du nord un voyage de noce commencé en Suisse et poursuivi en Italie. Après Chetma et Biskra, le quatuor visita Kef-el-Doh’r, Mogar, et Touggourt.
Gide ne rendra compte que plus tard de ce voyage en Algérie. Jammes, au contraire, ne tarda pas à rédiger ce qui allait devenir les Notes sur des Oasis et sur Alger. La Médiathèque Jean-Louis Curtis d’Orthez conserve six fragments autographes de ces Notes : les Ms 3, 4a, 4b, 4c, 4d et 4e.
Le Ms 3
Manuscrit autographe (3 ff. + 1 ; dim : 30 x 20), non signé, non daté, intitulé « Chat ». Encre pour la page de titre, crayon pour les trois feuillets de texte, rature et dernière phrase à l’encre rouge à la fin du troisième feuillet.
Ce fragment évoque le chat d’Attmann, le guide de la petite expédition. Tous les matins, Messaoud, c’est le nom de ce chat, « allait se promener dans l’ombre bleue d’un verger agréable ». Et Jammes allait lui serrer la patte à l’insu de ses amis. Furtives, ces civilités n’étaient pas tout à fait futiles. Le chat Messaoud permet à son matutinal visiteur de parler de lui (plus tard, Jammes se portraiturera sous les traits de Lièvre, du chien Pipe, d’animaux divers). Et de poser, à patte de velours, l’obsédante question du bonheur (puisque Messaoud, en arabe, « veut dire heureux »). Pour être heureux, il faut assouvir sa faim tout court, mais aussi sa soif d’amour. D’après son portrait de Messaoud, on croit pouvoir dire que le jeune Jammes ne se jugeait pas trop sévèrement et déduire qu’il n’eut pas toujours un toit pour abriter ses frasques. La conclusion, à l’encre rouge, demeure des plus elliptiques : « Messaoud n’avait qu’un défaut je ne sais lequel ».
Ces pages n’ont pas été retenues dans les Notes sur des Oasis et sur Alger qui parurent d’abord au Mercure de France, en octobre 1896 (pp. 71-80), puis à la suite du Roman du Lièvre (Mercure de France, 1903, pp. 279-296). Du moins offrent-elles l’occasion de rappeler que, tout en considérant les chiens comme les amis les plus fraternels des hommes, Jammes aimait aussi les chats (tout comme Colette de qui il préfaça Dialogues de bêtes). Dans son testament (P : Ms 452/50 et 454), il lèguera un premier chat dit « Carnaval de Venise » à sa fille Emmanuèle et un deuxième chat à la petite Anne. Dans « Nocturne de la vieille demeure », il referme son évocation de l’antique maison de la rue Saint-Pierre, à Orthez, par une description ombreuse mais étincelante du chat noir de Célanire, l’une de ses deux tantes huguenotes :
C’est qu’il y a des chats qui sont fabriqués avec de la nuit, même dans la blancheur du jour,
un morceau de nuit qui marche ou fait le gros dos en tremblant et roidissant
la queue et qui, frotté à rebrousse-poil, jette dans l’ombre des étincelles.
Les Nuits qui me chantent, p. 18
Le Ms 4a
Manuscrit autographe (2 ff. à intervertir ; dim : 19 x 15), non signé, non daté, intitulé « Chetma ». Encre. Quelques ratures et corrections. C’est le premier chapitre des Notes sur des Oasis et sur Alger (pp. 279-281). Seule y manque la mention portée en tête : « Souv. du 28 mars 1896 ». Jammes, dans ce chapitre, commence par sacrifier à un orientalisme de bazar, celui « des Aladdins mystérieux, des lampes d’or, des palais blancs ». Avec ces « vergers délicieux » et ses « sources vives », l’oasis de Chetma semble annoncer un « jardin de volupté » où femmes et fleurs s’offriraient au voyageur fuyant l’« Europe aux anciens parapets ». Mais assez vite, la réalité brise ces images paradisiaques et l’image idéalisée du verger se corrompt : l’après-midi est torride, la « psalmodie continuelle » qui monte de la mosquée donne « envie de mourir », les chameaux « chargés de guenilles » s’éloignent comme des « épaves animées des sables douloureux », les enfants assaillis de mouches semblent « rongés de maladie », les jeunes gens sont « beaux et tristes », les jeunes filles… recluses et inaccessibles. Heureusement qu’il y a le guide, dont le nom orthographié Athman par Jammes avait été biffé dans le Ms 3. Sa silhouette est bien la seule à n’être pas défleurie : « Athmann, comme une fleur de soie, nous précédait noblement, et, sur sa gandourah pâle, nervée de bleu-ciel, son mouchoir bariolé pendait comme un flot d’étamines ». Pour le reste, le texte s’achève, sombrement, sur le mot « douleur ».
Le Ms 4b
Manuscrit autographe (2 ff. ; dim : 19 x 15), non signé, non daté, intitulé : « Kef El Doh’r ». Encre. Quelques ratures et corrections. Une variante sans importance. Les pages concernant Biskra ne figurent pas dans le manuscrit orthézien. Le Ms 4b correspond ainsi au troisième chapitre des Notes sur des Oasis et sur Alger (pp. 285-286). Jammes n’y cache plus son obsession de la mort : « La Mort était partout ». Le lecteur des Mille et Une Nuits, le futur auteur des Nuits qui me chantent (P : Ms 275), l’enfant s’y trouve désespérément dépossédé de toute féerie, confronté au « terrible Rien ». À Kef-El-Doh’r, il y a le sable et après le sable, le sable : le « sable insensé ». Dans L’Amour, les Muses et la Chasse (pp. 123-124), Jammes écrira qu’à Orthez, il se sentit « sauvé par cette oasis de six mille habitants que la Providence avait placée sur [sa] route au moment que [son] dromadaire s’enlisait dans le chott ». À Kef-El-Doh’r, quand l’air vibre sur les chotts, quand des eaux et des voiles, des palmes et des constructions brillent et tremblent à l’horizon, ce ne sont que songes, mirages d’« inexistantes oasis », villes mortes, traitreuses illusions sous un ciel trompeusement tranquille :
Sur eux régnait un ciel d’une infinie douceur, pâle et bleu comme une tempe de vierge.
Le Ms 4c
Manuscrit autographe (1 f. ; dim : 19 x 15), non signé, non daté. Encre. Sans titre. C’est le futur quatrième chapitre des Notes sur des Oasis et sur Alger (p. 287). Il sera intitulé « Mogar ». Difficile de ne pas partager le malaise du voyageur, et même son « épouvante », bien qu’il assiste à un mariage, en somme à ce qui devrait être une « fête ». Le rêve a viré au cauchemar : les tambours sont « funèbres », leurs battements meurent dans les sables et les clarinettes sont « aigres » ; tatouées et sauvagement parées, les petites filles semblent « des fruits pourris ». Sans doute un psychanalyste trouverait-il matière à réflexion dans ce bref récit. Appariées à « des molaires énormes », les « branches de corail » suspendues aux fronts de ces enfants ne peuvent pas ne pas rappeler le paternel « hochet de corail » dont le poète a si souvent parlé. Alors, qui est, à la fin, ce vieillard qui « s’agenouilla devant nous » ?
Le Ms 4d
Manuscrit autographe (2 ff. ; dim : 19 x 15), non signé, non daté. Encre. Ratures et corrections. Le dernier mot a été corrigé au crayon bleu : « fatiguées » remplace « lassées » pour qualifier les fleurs à quoi sont comparés deux jeunes époux « dans leurs vêtements pâles ». C’est la deuxième moitié de ce qui sera le cinquième chapitre des Notes sur des Oasis et sur Alger (pp. 289-290) intitulé « Tuggurth » (orthographe de Jammes). C’est jour de marché, un de ces jours que Jammes aimait et aimera tellement à Orthez : souvenons-nous de « Voici le grand azur… », écrit en 1897 (P : Ms 452/9). Ici, le vide et une inquiétante étrangeté l’emportent. Ainsi que la mort, encore : des chameaux ont été tués, l’étendue est « mortelle ». Il faut attendre le soir pour que les cruelles lumières s’adoucissent et que les cafés maures retrouvent leur calme. L’image du premier verger (autrement dit du Paradis) retrouve alors un peu de verdeur. Mais tandis que l’on conduit deux jeunes époux « à leur nuit d’amour », le voyageur ne peut que se sentir plus seul que jamais.
Le Ms 4e
Manuscrit autographe (2 ff. ; dim : 19 x 15), non signé, non daté. Encre. Ratures et corrections. C’est le septième et dernier chapitre des Notes sur des Oasis et sur Alger (pp. 293-296). Il sera intitulé « Alger ». Le manuscrit du sixième chapitre (« El-Kantara ») manque et, ici, Jammes ne dira rien de son passage à Constantine. En revanche, à Alger, le voyageur confie qu’il retrouva un peu et même beaucoup de la France qui, dans le Sud algérien, avait tant manqué à son « cœur, toujours avide de tristesse ». À la désolation des oasis africaines s’oppose la joie française d’Alger : « Tout était joli : les magasins des libraires, les grues, la poste ». Comme Paul-Jean Toulet, l’autre grand poète du Béarn, Jammes eût pu parler d’« Alger ville d’amour ». Le voyage se termina bien, d’abord parce qu’il se terminait, mais aussi parce que la boucle se bouclait dans un port riant et voluptueux :
Alger, c’est toi qui commenças et terminas mon rêve.
Tu m’apparais encore comme une ville délicieuse, et je désire
que ce mot ne soit entendu que par ceux qui peuvent le comprendre.
Jammes et Gide se virent pour la première fois à Biskra, La barbe de celui-là, sa « voix claironnante », son « regard en vrille » et sa canne de berger étonnèrent celui-ci, plus encore son « incompréhension d’autrui », mais son don des analogies et sa verve le charmèrent, en particulier les tours qu’il joua au pittoresque Athman. Les Notes rapportées par Jammes plurent elles aussi à Gide qui leur trouvait une allure d’« incantation étrange » et qui les plaça au Mercure de France. De fait, ces quelques pages pleines d’images sont de véritables poèmes en prose. En revanche, Eugène Rouart et Jammes s’entendirent mal, ce qui eut pour conséquence un départ précipité du second. Pour se dédouaner, Jammes laissa à Gide la canne sur laquelle il avait gravé des vers bien dignes d’un poète rustique (Robert Mallet vit cette canne chez Gide en 1945). Jammes passa seul par El-Kantara et Constantine. À El-Kantara, il voulut bien retrouver l’Orient doré de la mythologie romantique, « ceux qui envoyaient outre-mer de longues missives jaunies aux châtelains aux longs cheveux et aux cénacles artistiques », « la contrée des botaniques », la « porte d’or de Fromentin ». À Alger, Jammes eut le sentiment d’enfin retrouver… la France.
Dans L’Amour, les Muses et la Chasse, en 1922, le mémorialiste évoquera de nouveau son voyage en Algérie : il glissera sur les « heurts de caractère, peu graves d’ailleurs » avec un « compagnon de route » qu’il ne nomme pas, reparlera des mirages qu’il put observer à plusieurs reprises, parlera des deux colons chez qui il fit halte, de son « besoin d’eau » à El-Kantara et Constantine (« Le Sahara m’avait sursaturé de sa cendre, de son sel magnésique »), de la mauvaise traversée pour regagner la France et de sa rencontre avec « M. de Tréverret, de la Faculté de Bordeaux », celui-là même qui l’avait gratifié d’un zéro à l’oral du baccalauréat parce qu’il avait « ignoré la donnée de Vert-Vert ». Omettant de signaler ses Notes sur des Oasis et sur Alger, le mémorialiste tirera finalement un assez piètre bilan de son escapade africaine : « Le seul résultat sensible de mon voyage en Algérie fut que j’en revins avec les yeux bleus » (p. 201).
Dans la conférence intitulée « Les Landes » qu’il donnera au Sporting d’Hossegor en septembre 1928 (P : Ms 273), Jammes reviendra encore sur son équipée de 1896 : il se déclarera frappé par la ressemblance entre le désert landais et le désert africain, mais confirmera combien celui-ci lui parut mort tandis que celui-là était, pour lui du moins, plein de cette vie spirituelle et créative que lui infusaient un saint comme Lavigerie et tant d’artistes divers.