Francis Jammes et André Suarès sont nés la même année (1868) et meurent à dix ans d’intervalle (1938 et 1948) : ils appartiennent à la même génération. Ils partagent des points communs essentiels, dont le goût de la solitude et la passion de la poésie. Ils n’en sont pas moins différents : Jammes est un provincial invétéré et il échoue au baccalauréat tandis que Suarès, natif de Marseille, sera aimanté par la capitale et intégrera la rue d’Ulm en 1886, après un premier prix de français au concours général l’année précédente.
C’est Claudel qui, en 1905, va mettre en relation les deux poètes. Ami de l’un et de l’autre, il demande à Suarès d’envoyer à Jammes Images de la grandeur. Suarès obtempère, non sans bougonner. Jammes ne se contente pas d’accuser réception de ce livre de poèmes eux aussi en rupture avec le symbolisme ambiant. Sa lettre touche Suarès. Une amitié naît. Qui durera jusqu’à la mort de Jammes.
Si différents soient-ils, Suarès et Jammes s’estiment en tant qu’hommes (le goût de la vie dans tous ses ordres) et s’admirent en tant qu’écrivains (tous les deux veulent renouveler la poésie). Jammes sait bien qu’il ne peut rivaliser avec Suarès sur le plan intellectuel ; Suarès comprend ce qu’il peut y avoir de sagesse dans la vie que mène Jammes. Tous les deux, d’ailleurs, auront à souffrir de l’incompréhension et des railleries. Tous les deux, et ce n’est pas un hasard, sont des admirateurs de Cervantès et de son chevalier errant. Ils se comprennent et se soutiennent. Par l’échange de livres et de lettres, car ils ne se sont jamais rencontrés.
Après Images de la grandeur, Suarès va envoyer à son ami une bonne dizaine de livres : Voici l’homme ; Portrait d’Ibsen ; Visite à Pascal ; Lais et Sônes ; le premier volume du Voyage du Condottière ; Tolstoï vivant ; Dostoïevski, le tome III de Sur la Vie ; Idées et visions ; Péguy ; Poète tragique. En retour, Jammes va adresser à Suarès plus de dix de ses ouvrages : Clairières dans le Ciel ; Le Roman du Lièvre ; Ma fille Bernadette ; Le Rosaire au soleil ; La Vierge et les sonnets ; Le Poète Rustique ; De l’Âge divin à l’Âge ingrat ; L’Amour, les Muses et la Chasse ; les Quatrains ; Les Robinsons basques ; Trente-six femmes ; Lavigerie ; La Divine Douleur. À parution, Jammes avait offert à Suarès les deux premiers chants puis les deux suivants des ses Géorgiques chrétiennes. Le Professeur Yves-Alain Favre a découvert que l’idée de ce beau titre avait été un cadeau de Suarès à Jammes.
Les lettres constituent une preuve supplémentaire de l’amitié que les deux écrivains ont su nouer à distance. Toutes témoignent d’une admiration réciproque, vraie, sincère. Bien qu’elle soit incomplètement connue, la correspondance échangée est abondante et passionnante. Alors qu’il vient de recevoir Clairières dans le Ciel, Suarès écrit par exemple, et c’est parfait :
Un doux poète, voilà bien ce que vous êtes, mon cher Jammes ; et toute vraie douceur a sa force […]. C’est qu’il faut écrire avec son sang. Vous avez aimé, et vous avez souffert. Je ne croyais pas que vous eussiez connu la passion de si près.
Quant à Jammes, il sait la grandeur de Suarès et le tient pour « un maître » dans le domaine de la pensée. Comme on pouvait s’y attendre (et notamment parce que Claudel est toujours en embuscade), le problème de la foi est au cœur de cette correspondance. Revenu à la religion de son enfance en 1905, Jammes n’hésite pas à tarabuster son ami : « Je me sens bien plus à l’aise dans la compagnie d’un lièvre qui broute les choux du jardin qu’avec un lion qui a dans l’œil un moucheron » écrit-il encore le 15 mai 1916. Proche du catholicisme mais rationaliste impénitent, Suarès ne se convertira cependant pas : l’art lui tient lieu de religion. L’amitié n’en souffrira pas. En témoigne « Chronique de Caërdal », le texte d’hommage que Suarès fait paraître dans La Nouvelle Revue française du 1er janvier 1939.
L’amitié, a écrit Montaigne, « n’est pas assez vigoureuse et généreuse, si elle n’est querelleuse ». Elle n’est pas si elle n’est que « civilisée et artiste, si elle craint le heurt et ses allures contraintes ».
Bibliographie : Yves-Alain Favre : « L’amitié de Jammes et de Suarès d’après leur correspondance inédite », Revue de Pau et du Béarn, n°17, 1990, pp. 203-216 - Texte réédité par Antoine de Rosny : André Suarès en pleine lumière, Classiques Garnier, Paris, 1921, pp. 249-264.
Jacques Le Gall