Paul Claudel

(1868-1955)

Portrait de Paul Claudel, par Félix Vallotton, paru dans le Livre des Masques de Remy de Gourmont (tome II)

 

Claudel est né la même année que Jammes, à Villeneuve-sur-Fère, le 6 août 1868 : « Ces coïncidences chronologiques ont un sens et c’est presque une parenté que d’avoir le même âge », écrira-t-il en 1898... D’abord écolier puis lycéen dans sa Champagne natale, il entre à Louis-le-Grand en 1882, date à laquelle ses parents s’établissent à Paris. Il a quinze ans quand il commence à écrire. La rencontre avec l’œuvre de Rimbaud est décisive. En 1886, c’est la fulgurante conversion, la nuit de Noël à Notre-Dame. Après un échec à l’Académie française en 1935, il est élu le 4 avril 1946, à presque quatre-vingts ans, « l’âge de la puberté académique » comme il se plaisait à dire. Il meurt le 23 février 1955.

Signature de Paul Claudel

 

Parallèlement à ses activités d’écrivain, Paul Claudel a mené pendant près de quarante ans une carrière de diplomate, aux Etats-Unis, en Chine (1895-1909), en Europe, à Rio de Janeiro. C’est au titre d’ambassadeur de France qu’il séjourna à Tokyo (1922-1928), Washington (1928-1933), et enfin à Bruxelles, où il devait achever sa carrière en 1936.

Ms129 (Orthez) / Consulter le document sur Pireneas

 

L’œuvre de Claudel est à la fois lyrique et catholique. Après la conversion de 1886, elle ne séparera jamais foi et poésie. Elle aborde tous les genres : la poésie (Cinq grandes Odes), les traités philosophico-poétiques (Connaissance de l’Est, Art poétique), les essais (en particulier sur Rimbaud et sur la peinture hollandaise), un Journal (posthume), les entretiens avec Jean Amrouche (Mémoires improvisés), l’exégèse biblique, le théâtre (Partage de Midi, L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié, L’Annonce faite à Marie, Le Soulier de satin…).

Le premier échange Claudel-Jammes (une lettre d’un côté, La Naissance du Poète de l’autre) date du printemps 1897. La même année, celui-ci écrit « Septembre » qu’il dédiera au jeune vice-consul de France d’Han-Khéou. Le poème (il sera inséré dans De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, OPC, pp. 117-120) est si long que l’on ne citera que ses trois premiers vers, non « à cause du papier qui coûte cher aux poètes » (l’électronique y pourvoit) mais pour rire (des savantasses) :

Le mois de Septembre, expliquent les savants
qui ont des bonnets carrés pour voir s’il fait du vent,
est soumis au régime de la Balance.


La parution de L’Angélus valut, venue de Shangaï et datée du 28 juin 1898, une lettre chaleureuse de Claudel à Jammes. Ces deux noms, d’ailleurs, Remy de Gourmont venait de les rapprocher dans son second Livre des Masques. La parution de Clara d’Ellébeuse l’année suivante fut immédiatement saluée elle aussi. Quant à la première rencontre, elle eut lieu en avril 1900 : retour de Belgique et de Hollande (son voyage le plus septentrional), Jammes, escorté de Gide, se rendit chez Claudel, « une vieille maison très balzacienne au 37 du quai d’Anjou », à Paris. Après avoir décrit la maison et son intérieur, le mémorialiste croque un premier portrait de son hôte dans Les Caprices du Poète :

L’examen est, au premier abord, décevant. Une figure sans sourire, ingrate, assez replète et rose, éclairée par des yeux qui écoutent ; un profil de petit taureau bouclé au front ; une courte moustache ; une bouche large et mince, assez dédaigneuse ; et cette mâchoire qui rumine la pensée en de longs soliloques interrompus par des pauses qui laissent les auditeurs en suspens.
(p. 90)

Un deuxième portrait va préciser et finalement rehausser le premier jet :

À ce moment, je le vois mieux. La lumière accentue l’usure de cette jaquette de bureaucrate, qui semble faite pour que s’y adaptent des manches de lustrine. Je distingue une chaîne de montre en soie noire comme en porterait un séminariste, une de ces cravates dites ficelles ; puis cette autorité tranchante des lèvres aiguisées, l’améthyste épiscopale des yeux chargés d’orages et, enfin, entre les oreilles un peu trop lourdes, ce front roman qui s’élève et s’élance avec une indicible pureté.
(pp. 92-93)

Le lendemain de cette première rencontre, Claudel a invité Jammes et Schwob au restaurant Lapérouse. Il leur offre un exemplaire dédicacé de Connaissance de l’Est. Il leur parle de Dieu (avec feu), de leurs livres (avec amabilité), de la Chine (et de son fantastique) :

Nous nous quittâmes sur le trottoir. Je regagnai Orthez et lui la Chine, pays qui doivent être un peu parents, m’affirmait-il.
(p. 96)

Paul Claudel
Paul Claudel
Paul Claudel
Paul Claudel

 

Quatre ans plus tard, dans son Empire béarnais, Jammes était malheureux, jusqu’à la « nausée », c’est son mot. L’« homme robuste et sain » qu’il commençait d’aimer lui parut pouvoir l’aider. Il lui écrivit. Et reçut cette réponse (de Fou-Tchéou, 24 octobre 1904) que Robert Mallet qualifie d’« habile et passionnée » :

Cher ami, je reçois votre lettre qui, je l’avoue, me cause presque autant d’étonnement que de plaisir. Je vous croyais un homme heureux et si bien fait pour jouir des belles et bonnes choses de ce monde qu’il s’embarrasse peu de chercher les clefs du « hortus conclusus ». N’allez pas devenir catholique, au moins ! Quand je pense à tout ce que Dieu exige d’un cœur où il est entré de gré ou de force, à ce contrôle auquel il prétend et qui ne nous permet plus d’être chez nous en nous-mêmes, à ce grand désir en qui il nous délivre du contentement, je ne m’étonne pas plus que de cette haine faite surtout de terreur qu’il inspire en ces tristes jours dans ce pays qui fut le sien jadis. […] Et cependant la seule attitude digne d’un homme est de se lever au milieu de ce monde de ténèbres et d’affirmer héroïquement, intrépidement, comme le vieux Job, que son vengeur vit. Il ne dit pas : « Je crois », il dit : « Je sais » […]. Que ne suis-je un saint pour vous parler, cher ami, et pour vous dire des paroles saintes, graves et consolantes ! Au lieu de cela, je ne suis qu’un pécheur et qu’un écrivain ridicule. Du moins, ma foi est aussi profonde que ma certitude est complète. Je vous embrasse.

 

Au printemps 1905, Claudel revint en France et décida de passer le mois de juillet aux Eaux-Chaudes, coquette station thermale de la vallée d’Ossau. En juin, il alla voir à Orthez celui qu’il voulait ramener à Dieu. Ce furent de longues conversations :

Il était vêtu d’un de ces habits coloniaux dont la toile semble garder le secret de la blancheur, et coiffé d’un léger panama. Il avait changé depuis cinq ans. Son teint, davantage boucané, rendait plus bleu, d’un bleu de charbon de bois, son œil tour à tour riant, interrogateur et furieux […]. Un tel tempérament est capable d’effrayer les timides, mais d’intéresser beaucoup ceux qui ne redoutent pas ce que j’appellerai les coups de poing de la parole.

 

Avant d’avoir lu Rimbaud, c’est ce qu’il expliquera un jour à Gide, Claudel avait « cru que le monde était une mécanique démontable à volonté, une espèce de machine à battre le grain ». Jammes, lui aussi lecteur de Rimbaud (O : Ms 8b), ne partit certes pas de cette conception pour le moins mécaniste, mais, une fois de plus – pour reprendre le titre de son carnet bordelais (P : Ms267) – de son « Moi » : en l’espèce, du souvenir qu’il avait d’un Paradis entrevu dans la prime enfance et d’une angoisse existentielle qui l’empoisonnait depuis plusieurs années. Or, pour franchir les derniers obstacles qui le séparaient de Dieu, pour recouvrer la paix, il fallut qu’au patient enseignement du « plus paternel des Bénédictins » (Dom Michel Caillava) s’adjoignît la « fougue brutale » de « ce solitaire à moitié chinois » qui avait nom Claudel.

Qu’ils soient contemporain de ce qui se passa durant cet été de 1905 ou qu’ils soient postérieurs, plusieurs écrits font le récit de ce qu’il est convenu d’appeler la « conversion » de Jammes. Le 5 juillet 1905, le poète se confie à Charles Guérin : « Avec Claudel, depuis huit jours, je prépare ma conversion. Et, avant cinq ou six jours, je pense que j’aurai communié ». De fait, deux jours seulement plus tard, comme il l’écrira dans la Revue des jeunes (du 25 octobre 1913), Francis Jammes rejetait au diable sa tunique de Nessus et le vautour qui lui rongeait le foie :

Je revois l’humble chambre où le Père Michel m’a confessé et communié le 7 juillet 1905. Je revois Claudel servant la messe, sa face transfigurée se penchant sur le vase sacré.

 

La « conversion » de Jammes, disons plutôt son retour à l’engagement chrétien, changea-t-elle sa poésie ? On peut en discuter. Ce qui est certain, c’est qu’elle apaisa l’homme. Le 24 juillet 1905, Jammes fait part de ce changement radical à un autre de ses amis parmi les plus fidèles, à Arthur Fontaine, le polytechnicien agnostique :

Un calme que je n’avais jamais connu règne dans mon cœur depuis le 7 juillet, jour où, à La Bastide-Clairence, village perdu dans la clarté, j’ai reçu la communion du Père Michel. Claudel a également communié et il a servi la Messe dans une petite chambre convertie en chapelle. Le Père avait revêtu sa chasuble bénédictine belle comme l’Été. Mon cœur était comme un verger de la Saint-Jean.

 


Le rôle joué par Claudel est donc considérable dans la vie et l’œuvre de Jammes. Son amitié aussi. Le 25 octobre 1937, à la tribune du Théâtre des Champs-Elysées, lorsque le Patriarche dressa le bilan d’une vie consacrée à la poésie, François Mauriac se tenait à sa droite, Paul Claudel à sa gauche.

Il ne me semble pas qu’aucun trait de caractère nous rapproche, malgré notre forte et durable amitié.
Si je recherche en lui ce côté amusant auquel nul n’échappe et qui est particulier à chacun,
je le trouve dans sa fougue brutale.

(Les Caprices du Poète, p. 199)
Francis Jammes entre Mauriac et Claudel, Fonds Association F. Jammes Orthez

 

 

Bibliographie : Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau (1897-1938), préface et notes d’André Blanchet, Gallimard, 1952.

 

Jacques Le Gall