Charles Guérin est né à Lunéville le 29 décembre 1873. Son appartenance à une riche dynastie de faïenciers ne l’empêcha pas de pétrir « le pain de la douleur ». À vingt ans, il publie Fleurs de neige sous le pseudonyme de Heirclas Rügen (anagramme de Charles Guérin). Puis, dans les deux années qui suivent, ce grand et souffrant voyageur, amoureux de l’Allemagne romantique et wagnérienne, publie les deux parties de L’Agonie du soleil. En 1898, paraît Le Cœur solitaire, qui sera refondu et augmenté en 1904. Le Semeur de Cendres en 1901 et L’Homme intérieur en 1905 sont les derniers grands livres de Charles Guérin qui meurt à Lunéville, le 17 mars 1907, Dimanche de la Passion. Il avait à peine trente-trois ans. En juillet de cette année, Jammes se rendit à Lunéville pour y classer les papiers de son ami. Il fallut encore attendre un peu plus de deux ans pour que fût élevé aux Bosquets un monument à Charles Guérin.
Dès novembre 1897, Charles Guérin fit paraître, dans L’Ermitage, des « Litanies en l’honneur de Francis Jammes ». Ce dernier ne put que remercier le « bon grillon ». C’est le point de départ d’une correspondance qui se poursuivra jusqu’en décembre 1906. Un autre événement pesa encore davantage. En 1898, le 3 avril, tout frais licencié en Droit, le jeune poète lorrain rendit visite à Jammes à Orthez. C’est de cette rencontre que naquit, le 8 avril 1898, le célèbre poème adressé de la villa Piron, à Biarritz, au locataire de la maison Chrestia, ce « fils de Virgile » :
Ô Jammes, ta maison ressemble à ton visage,
Une barbe de lierre y grimpe, un pin l’ombrage,
Éternellement jeune et dru comme ton cœur
Malgré le vent et les hivers et la douleur, […]
Cette « page d’azur » a d’abord paru dans L’Ermitage de mai 1898. Jammes adressa, précédé d’un envoi autographe, un exemplaire de L’Angélus (publié en avril) à son ami. Il lui dédiera aussi Le poète et l’Oiseau, poème inspiré par le voyage en Provence et Savoie que Jammes fit avec sa mère en 1899. Désormais, les livres de l’un et les livres de l’autre paraîtront au même rythme et sembleront se faire écho : pendant une dizaine d’années, les deux poètes furent bien, selon la formule de Charles Guérin, des « frères siamois de la gloire » (lettre du 8 novembre 1901)… et du mal être.
À défaut de pouvoir citer ici les six pages que Francis Jammes a consacrées à son ami dans « Quelques hommes » (Feuilles dans le Vent, pp. 212-217), en voici deux fragments :
Il était pâle, de cette pâleur de ceux qu’éclaire une flamme au dedans. Il était bien l’Homme Intérieur. Son front droit, sous des cheveux en brosse un peu longs, ses yeux couleur de palissandre sertis de cils d’ébène, son nez à peine relevé qu’il fronçait parfois avec une ironie charmante et auquel il donnait alors une chiquenaude, sa barbe noire que le fer n’avait jamais touchée, composaient un ensemble assez monastique, surtout quand il s’avançait entre les roses en égrenant son chapelet.
[…]
Il sut être jusqu’au bout le camarade de ceux qui, avant lui, pétrirent le pain de la douleur. Il nommait avec émotion Mallarmé, Rachilde et Moréas. Il savait trop le prix de la souffrance des méconnus pour ne point la louer en autrui et l’accepter en lui-même.
Bibliographie : Francis Jammes − Charles Guérin. Frères siamois de la gloire. Correspondance 1897-1906, Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 36 (décembre 2002).
Jacques Le Gall