Henry Russell

(1834-1909)

Portrait d’Henry Russell / Collection particulière

 

Le comte Henry Russell-Killough est né à Toulouse le 14 février 1834, d’un père irlandais de haute lignée (Thomas-John Russell-Killough) et d’une mère gasconne (Ferdinande de Grossoles de Flamarens) appartenant elle aussi à une aristocratique famille. Après une enfance itinérante, le jeune homme entreprit un voyage aux Amériques puis un tour du monde jusqu’aux antipodes qu’il a raconté dans 16 000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie. Retour de ces lointaines explorations, Russell, comme le montre son Pyrenaïca, ne dédaigna pas tout à fait autant qu’il l’a prétendu la vie mondaine (notamment musicale) du Pau d’alors. Et passons vite sur la flamme amoureuse qui l’aurait calciné, puisqu’il brûla le récit qu’il en fit dans Histoire d’un cœur. C’est bel et bien aux Pyrénées que Russell voua sa vie : Les Grandes ascensions des Pyrénées d’une mer à l’autre font date dans l’histoire du pyrénéisme. Et plus encore, trois fois remaniés, ses Souvenirs d’un montagnard (dernière mouture publiée en 1908). S’il arpenta ces chères montagnes en tous sens, du nord au sud, d’ouest à l’est, le « Robinson des neiges » marqua sa prédilection pour le Vignemale (3298m) sous le sommet duquel il fit creuser sept grottes où il habita et invita nombre d’amis, en grand seigneur qu’il était et en propriétaire des lieux qu’il devint par achat en bonne et due forme. Après plus de quatre décennies passées dans son camp de base palois, Russell malade dut se résoudre à passer le reste de sa vie au niveau de la mer, à Biarritz où il mourut le 5 février 1909. Il est enterré à Pau, face aux montagnes qu’il chérit.

Francis Jammes, comme de juste, a rencontré le pyrénéiste Henry Russell-Killough à Gavarnie où, en août 1901, il était allé chercher fraîcheur et hauteur pour terminer Jean de Noarrieu (O : Ms 220 et P : Ms 433).

On ne peut pas dire que l’amitié entre les deux hommes ait été une amitié véritable. D’ailleurs, Russell et Jammes ne sont pas de la même génération. Mais l’amour des Pyrénées, quoiqu’il prît deux formes bien différentes, devait rapprocher ces deux romantiques en quête de Paradis (dût-il prendre la forme d’une simple cabane au-dessus de Tournay ou d’une grotte taillée à 3000 mètres d’altitude sur le Vignemale). Entre le comte et le conteur, entre le grand marcheur et le solide routier, tous deux grands lecteurs de Lamartine, Châteaubriand, Bernardin de Saint-Pierre…, tous deux ardents admirateurs de Robinson Crusoé et tous deux fervents catholiques, la glace fut vite rompue et un fluidique courant de sympathie ne manqua pas de s’établir.

En témoigne le pittoresque portrait en pied que Jammes a brossé du « seigneur du Vignemale » dans Les Caprices du Poète (pp. 133-137). Prosopographie, éthopée, métaphore filée, humour, rien n’y manque. Comme d’habitude, le mémorialiste n’a pu s’empêcher de farcir d’anecdotes son portrait qui est aussi un salut à l’écrivain romantique et au conteur. La première de ces anecdotes – étant donné que Russell a parcouru l’Inde avant de consacrer sa vie aux Pyrénées – est exotique et érotique :

Ma solitude ne fut point troublée à Gavarnie, mais enrichie par la connaissance que j’y fis, cette année-là, de l’illustre alpiniste, le comte Henry Russel [sic].

Nous étions rejoints par une commune sympathie pour Robinson Crusoé dont il se faisait suivre jusque dans sa grotte du Vignemale qu’il avait taillée à même le granit du glacier. Il y habitait trois mois durant. Les savants ont souvent traité du mimétisme, phénomène qui fait étrangement ressembler, s’adapter certains êtres au milieu où ils vivent. […] Le comte Russel et la montagne et l’alpinisme ne faisaient qu’un : il était mince et long comme le genre de pique dont on se sert aux Pyrénées ; son regard était plein de distance ; une touffe de cheveux et sa barbiche, neigeuses, rappelaient Henri Rochefort. Son nez était parfaitement droit comme celui de Mistral, sa lèvre fine, son oreille aux aguets ainsi que celle du chevreuil. Ses épaules tombantes, presque à pic, étaient faites pour s’engager dans les cheminées et les couloirs ? Ses bras, très développés, pouvaient, tels des câbles, enlacer les aiguilles rocheuses, l’aider à se hisser avec la puissante aide de ses jambes en équerre et en levier. En lui siégeait une force élégante, irrésistible, qui dans l’antiquité en eût fait un modèle. Il portait un chapeau melon anglais, il allait d’un pas égal et large, chaussé de gros souliers carrés, un gourdin horizontal à la main, un petit foulard bleu ou cerise flottant hors de son ample veston boutonné.

Portrait d’Henry Russell / Collection Musée pyrénéen, Lourdes
Portrait d’Henry Russell / Collection Musée pyrénéen, Lourdes

 

La deuxième anecdote – puisque Jammes tout aussi friand de truites et d’isard que son commensal a pu observer le mirobolant ermite à l’« Hôtel des Voyageurs » de Gavarnie – est gastronomique et drôlatique :

 

Il ne conservait de l’accent anglais que ce qu’il en faut pour donner au parler de quelques-uns le charme de l’hésitation. Comme il arrive à beaucoup d’hommes célèbres, il ne parlait guère que de lui, mais avec un tour délicieux, et il savait, juste à temps, s’interrompre. C’est ainsi que ce conteur, très religieux, et qu’on disait garder la pureté des névés, coupait court à sa narration après m’avoir emmené dans une vallée de l’Himalaya où trois cents pères de famille étaient venus le conjurer d’épouser, le même soir, trois cents de leurs filles toutes plus jolies les unes que les autres.

Charles Jouas, Le comte Russell / Collection Musée pyrénéen, Lourdes

 

Mais, dès que la montagne elle-même intervenait, il était aussi scrupuleux dans les détails que Darwin quand il décrivait les mœurs des perdrix blanches. Ses ouvrages spéciaux à l’alpinisme font preuve de ce souci de vérité, ce qui ne nuit en rien aux majestueuses descriptions. Il a écrit dans un style romantique, dérivé de Chateaubriand. Toutefois son langage direct m’intéressait plus encore. J’ai retenu l’émouvant récit qu’il me fit d’un bruit de tonnerre qui l’avait frappé de terreur, au Vignemale, et qui était causé, il se l’expliqua dans la suite, par la débâcle, au printemps, des glaces souterraines allant rouler dans des cryptes aux profondeurs inconnues. J’aimais que, parmi les autres dîneurs, mais isolé à sa petite table, il allongeât ses jambes, guêtrées de feuilles mortes telles que d’un chamois. Il se montrait fort difficile en matière de cuisine. Je l’ai vu pleurer, à la lettre, parce qu’il ne trouvait pas le menu à son goût et révolutionner l’hôtelier et les femmes de chambre. C’est ainsi qu’il obtenait, après avoir dédaigné tout le reste, de la truite ou de l’isard.

Villa Russell / Consulter le document sur Pireneas
Charles Jouas, Le comte Russell/ Collection Musée pyrénéen, Lourdes

 

Francis Jammes a repris ce texte, littéralement ou presque, dans un article qui parut dans le Figaro du samedi 25 décembre 1926. Il s’est contenté d’encadrer le duplicata de son portrait d’un bref préambule (allusion à la marmoréenne statue de Russell érigée à Gavarnie en 1911) et d’une conclusion à la fois publicitaire (le livre tout neuf du docteur Georges Sabatier) et gravée dans le marbre (mais c’est un marbre en marche) :

À tous les amis et admirateurs de ce grand homme, et ils sont nombreux, je signale le très beau livre de l’alpiniste et docteur Georges Sabatier.

L’enfance et la jeunesse de Russell, ses voyages en Amérique, en Asie, en Océanie, sa vie à Pau, son amour des cimes, ses retraites au Vignemale, sa spiritualité, son art d’écrivain, sa mort composent autant de chapitres directement et merveilleusement inspirés par les trésors qu’il a laissés dans les cœurs de ceux qui l’ont connu.

S’il est vrai, la géologie l’affirme, que la montagne est en marche, telle qu’une marée qui compterait les minutes par millions d’années, nul doute que les siècles à venir ne voient s’avancer à leur rencontre le marbre d’Henry Russell dans son ascension maintenant éternelle.

 

Le nom de Russell apparaît encore à plusieurs reprises sous la plume de Jammes. En particulier dans Le Pèlerin de Lourdes, paru chez Gallimard en 1936 (O : Ms 14e). Mais aussi (pp. 56, 91 et 97) dans le volume posthume Solitude peuplée, publié chez Egloff en 1945 : Jammes n’omit de citer l’audacieux Robinson des neiges ni dans « Les Jeunes Filles et les fleurs », causerie prononcée à Pau le 12 mars 1907 (O : Ms R6), ni – à deux reprises – dans « Le Rivage des cieux » (P : Ms 452/37), conférence donnée le 2 février 1918 à l’Université des Annales.

Ms452/37 / Consulter le document sur Pireneas

 
Enfin, le Pyrénéiste et le Pyrénéen ont échangé quelques lettres, encore mal connues. Voici le fragment de l’une d’entre elles, adressée à Jammes le 16 février 1907 :

Extrait d'une lettre du 16 février 1907 adressée à Francis Jammes

 

Bibliographie (succincte) : 1/ Docteur Georges Sabatier, Henry Russell, dessin par Ernest Gabard, Toulouse, Éditions Privat, 1926. 2/ Jacques Labarère, Henry Russell-Killough (1834-1909) explorateur des Pyrénées. Bio-Bibliographie, Éditions du Gave, 2003. 3/ Monique Dollin du Fresnel, Henry Russell (1834-1909). Une vie pour les Pyrénées, Éditions Sud-Ouest, 2009. 4/ Comte Henry Russell-Killough (1834-1909), catalogue de l’Exposition du centenaire, 7 décembre 2009 - 6 janvier 2010 (Commissaire de l’exposition : Anne Molier). 5/ Jacques Le Gall : Le Rivage des Cieux de Francis Jammes, Pyrénées, n°276 (Bulletin pyrénéen, n° 518), novembre 2018, pp. 73-75.

Henry Russell

 

 Jacques Le Gall