Ms170 (Orthez)

Voici que le brouillard… (1902)

Manuscrit autographe (2 ff. ; dim : 21,5 x 16,5), signé, non daté [1902]. Crayon. Abondamment raturé. La transcription autographe de Bernadette Jammes (3 ff. ; dim : 27 x 21) n’a pas été numérisée et ne paraît pas toujours parfaitement exacte (mais certains vers sont assez difficiles à déchiffrer). Acquisition par l’Association Francis Jammes : vente publique, Lille, avril 1996.

Ms220 (Orthez) / Consulter le document sur Pireneas

Ce poème de 58 vers (19 tercets et un vers clausulaire isolé) a été écrit durant l’été 1902, vraisemblablement à Bielle, en vallée d’Ossau, où Francis Jammes était allé mettre au point Le Roman du Lièvre (P : Ms 438 et 452/23). C’est en tout cas l’hypothèse que formule Jean Labbé dans une note manuscrite jointe au dossier. De fait, le poète se trouve en montagne et, d’autre part, le village de Castétis est nommé où Jammes avait rencontré une jeune paloise dont il s’était épris mais à laquelle il avait dû renoncer : la Nette (autrement dit Antoinette Meunier) de Tristesses (P : Ms 268, 278 et 452/22).  

Ce poème – que Jammes n’a pas complètement poli – était inédit avant sa publication dans le Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 23, juin 1996, pp. 64-67. Il est repris dans OPC, pp. 1388-1390.

Voici que le brouillard monte au Ciel, ô mon âme !...
Hier sonnaient toutes les dimanches cloches pascales
et ma douleur me tirait comme un coup de hache.

Je suis sur le coteau près d’un petit pin maigre.
Là-bas dans l’azur d’eau sont des torrents de neige,
élévations pures dans une église éternelle.

Mon âme lentement promène[nt] des caresses
aux cercles des montagnes et à la vallée verte
et semble s’en aller de mon corps pour voler.

Le ciel, sur la neige, et les côtes qui grimpent
vers le ciel, sur les luisances d’eaux, mon âme chante
comme une étoile nue tombée sur de la menthe.

Un oiseau crie. Mon chien souffle et mes oreilles
bourdonnent comme une colonie d’abeilles
quand la poule à midi va pondre dans la paille.

La voix des saints travaux monte avec le Soleil.
Un cri de coq se mêle à la douce sonnaille
de quelque vache pleine où est un pâturage.

À gauche, là devant, deux prés égaux et verts
partagés au milieu sont comme un livre ouvert
par le bon Dieu afin qu’on puisse y lire l’herbe.

Tout se recueille, les églises, les métairies
ombragées par de beaux arbres utiles
avec la cour devant et les roses des tuiles.

Je suis si haut que les oiseaux volent sous moi.
Je suis venu ici pour reposer mon âme
comme une grande enfant amoureuse et malade.

Ô répondez-moi ! arbres ! Car je sais que vous êtes
vivants et que ce n’est point des mots de poète
que je dis, car je vous dis que je sens que vous êtes

vivants ! Marchez vers moi ô nature. Je t’aime
toi que les anciens ont appelé la Mère
éternelle, toi qui seule peux me consoler.

Je n’espère plus rien ici-bas ni au ciel
mais le coucou avec deux chants graves lance au Soleil
je ne sais quelle tendresse désespérée.

Le brouillard fuit encore et c’est avec amour
que je regarde grandir au luisant jour
la neige des pics vagues comme la mer.

Et c’est tellement beau que je ne puis écrire
qu’avec des mots pareils aux humbles herbes grises
qui bougent doucement sur le coteau aride.

Ô mon âme ! Sois simple ainsi que tout cela.
Sois comme la fumée de ce lointain village
qui s’endort à midi sur le bois en lilas.

Ô doux village qui se nomme Castétis
où il y a des ruisseaux et des myosotis
d’azur mouillé et des pervenches de taillis.

Ô mon âme ! Sois simple ainsi que tout cela.
Il ne faut pas sourire, mais il faut cueillir la
Nature simple et large qui est là.

Ô mon âme  sois comme cette simple nature.
Ne sache plus rien de ce que la douleur obscure
jette en toi comme une mauvaise semence.

Ne compte plus sur le malheur. Mais mon âme,
jette sur ce beau cercle élargi de montagnes,
de coteaux et de prés, de forêts et de gave

un regard simple et bon, désespéré et grave.

 

Jacques Le Gall