Manuscrit autographe (9 ff. ; dim : 27 x 21), non signé, non daté. Encre. Partiel. La première page du manuscrit n’est pas foliotée, les huit suivantes sont numérotées 21-28. Ratures nombreuses. Papier des deux dernières pages taché.
Il s’agit d’un fragment de la conférence intitulée « Solitude peuplée » qui devait être donnée à Toulouse, en mars 1934. Mais Jammes ne put la prononcer, car il ne voulut pas quitter sa mère qui était en train de mourir : Madame Victor Jammes, née Anna Bellot, s’est éteinte à son foyer, à Hasparren, le 4 avril 1934. Ce fragment correspond aux dix dernières pages (pp. 244 à 254) du beau texte publié dans Solitude peuplée, par Egloff, Librairie de l’Université, à Fribourg, en 1945.
Dans sa conférence, le Patriarche comptait s’adresser aux étudiants toulousains en tant que frères plus qu’en tant que fils. Comment pouvait-il prétendre à cette fraternité ? Par une sotte volonté de rajeunissement ? Non pas. Mais en vertu du « caractère, pour ainsi dire sacré » de cette « haute solitude » que connaissent et partagent étudiants et poètes. Ici, Jammes cite, magnifiquement, Villiers de l’Isle Adam (« Il y aura toujours en ce monde de la solitude pour ceux qui en sont dignes ») puis Claudel : nous vivons dans une « profonde solitude où Dieu seul peut pénétrer », dans une « privation essentielle qui n’est faite que de son absence ».
Telle est « la majesté de cette solitude peuplée seulement de Dieu ».
Jammes dresse la liste des « insignes visiteurs » qui, sans heure ni date, hantent sa solitude. Il y a d’abord trois personnages bibliques : Noé (« Il porte un chapeau de paille et se promène dans sa vigne bien soignée »), Abraham (il parle de « ses gerbes d’or toutes crépitantes d’épis » et des singuliers voyageurs qu’il a reçus sous les chênes de Mambré), Booz (qui a su accueillir Ruth, la Moabite). Deux fabulistes viennent ensuite frapper à la porte du poète : le « Bonhomme Jean de La Fontaine » avec son tricorne légèrement râpé, et puis le sage Esope avec sa laideur mais aussi son « bon sens de primitif ». Apparaît alors une charmante jeune fille des îles : Mademoiselle Virginie de La Tour dont le poète, si souvent, loua « la grâce adolescente et flexible » et même la chair « pareille à celle des cocos ».
À la grâce exotique de Virginie, succède un « phénomène hippique » qui n’est autre que Rossinante, bientôt suivie et rappelée à l’ordre par son maître don Quichotte, « vêtu de cette armure qu’il avait fabriquée avec des moyens de fortune dans la bibliothèque où l’âme des chevaliers errants macérait dans le fumet de morue et de pois chiches qui s’exhalait de la cuisine toute proche ». C’est ici que commence le fragment contenu dans le Ms 61a. Il s’achève avec la visite de Robinson Crusoé, vêtu quant à lui « d’une robe de chambre à ramage, chaussé de pantoufles à semelle de feutre, coiffé d’un bonnet de poil de bouc ». Tout autant qu’il vénérait « le patron des pourfendeurs de moulins à vent », Francis Jammes admirait que le « navigateur des Grandes Indes » fût à la fois « l’homme pratique par excellence » et l’homme capable de mener « la vie la plus simple, une vie de primitifs se nourrissant d’amour et de fruits » dans quelque « paradis terrestre ». Pour étonnant qu’il puisse paraître, l’enthousiasme conjoint pour l’ingénieux hidalgo et pour le vieux fils d’Albion s’explique fort bien. Par delà les différences, ces deux personnages prodiguent une « leçon d’optimisme » que le malicieux conférencier traduit ici à l’usage du jeune public auquel il prévoyait de s’adresser : son don Quichotte appelle à infuser un peu de sang toulousain dans les « pieuses et débonnaires » familles espagnoles ; son Robinson Crusoé accepte de confier l’administration de Juan Fernandez, l’île « la plus féconde du monde entier en langoustes », à un étudiant et une étudiante toulousains promus descendants directs de Roméo et Juliette.
− Illustre hidalgo, répartis-je, qui pensez-vous qui veuille encore s’enrôler à la suite de Paladins de votre sorte ? Vos officiers mélancoliques voient s’affaiblir l’esprit national, se retirent navrés dans leurs petits castels pour y chasser de ces petits lapins qui sentent le fenouil. Il faudrait revivifier votre patrie, infuser à ces familles dont je parle, pieuses et débonnaires, un peu de notre sang gaulois en alliant à vos Cunchitas et à vos Dolorès, nos Bertrand et nos Raoul.
Don Quichotte s’était redressé magnifique :
− Je vous ai compris, monsieur. Et savez-vous quand et où ?
− J’écoute.
− Monsieur, quand monté sur Rossinante et débouchant de la Catalogne, suivi de mon écuyer imbécile, j’ai vu s’épanouir éblouie devant moi la rose aux cent pétales auroraux. Je l’ai reconnue d’instinct et j’ai crié « Toulouse ! »
Mon héros se recueillit un instant puis conclut :
− Toulouse ! Il ne nous faut d’autres alliances pour nos infantes, duchesses et bourgeoises que d’étudiants de Toulouse !
− Il existe, à l’ouest du Chili, une île qui était déserte et où un capitaine stupide me débarqua parce que je m’étais mutiné contre lui. Il m’abandonna là, seul, avec une hache, et j’y demeurai de longues années, me tirant d’affaire comme je pus, jusqu’à ce qu’un corsaire, louvoyant de fortune, m’y rencontrât, m’y recueilliît et me ramenât en Angleterre. Le nom de ce matelot délaissé était Selkirke. Mais dans l’histoire que j’ai racontée de moi-même, j’ai pris le pseudonyme de Robinson Crusoë. Je suis maintenant riche, puissant et considéré. J’ai beaucoup souffert de ne pouvoir me marier dans mon île parce que j’y étais seul. l’île est Juan Fernandez, la plus féconde du monde entier en langoustes. Les pêcheurs, sur mon indication, y sont accourus nombreux et prolifiques. Je suis le plus grand entrepositaire de crustacés. Monsieur Roméo, je vous y nomme mon représentant et vous octroie des appointements qui, pour leur poids d’os, sont de véritables appointements. Quant à vous, Mademoiselle Juliette, que cette ancienne solitude vous agrée et que vous contribuiez à la surpeupler par vos héroïnes qui vous ressemblent.
Dessin aquarellé par Jacques Le Gall d'après Honoré Daumier
Bois gravé par Henri Bischoff pour Îles