Une réelle amitié a uni Francis Jammes et François Mauriac. Beaucoup de choses les séparaient cependant, y compris deux conceptions assez différentes d’une même religion. Tant et si bien que la disymétrie originelle de cette amitié alla en s’aggravant, comme en témoigne la correspondance « incomplète, mais tout de même assez fournie » qu’a établie et annotée l’abbé Joseph Zabalo.
« L’initiative de la relation revient à Francis Jammes », note Joseph Zabalo qui cite et montre la lettre que le poète d’Orthez adresse au tout jeune (vingt-deux ans) auteur des Mains jointes le 19 décembre 1909 :
Monsieur et cher poète,
Oui ! quand on a dans le cœur, à votre âge, cette qualité de foi, et que l’on est capable de donner des poèmes aussi simplement beaux (« Ne va plus t’attendrir » est une merveille), on est appelé non seulement à charmer bien des âmes, mais encore à leur faire beaucoup de bien.
Merci.
Mauriac répond le 13 janvier 1910, de Paris : il parle de Bordeaux qu’il pense reconnaître dans "l’Élégie seconde", de son cher ami André Lafon, et il remercie le poète parce que certains de ses vers lui ont fait voir autrement le monde extérieur.
La suite de la correspondance concerne Les Géorgiques chrétiennes, dont les sept chants paraîtront, sous forme de trois plaquettes, entre décembre 1910 et janvier 1912, au Mercure de France. C’est pendant cette période, au plein de l’été 1911, que Mauriac rencontre Jammes pour la première fois : en compagnie d’André Lafon, il va rendre hommage au poète admiré, sans doute aussi parler des Cahiers de l’Amitié de France, cette revue trimestrielle fondée par Georges Dumesnil en 1907 et à laquelle Jammes collabore déjà. Lorsque paraissent Les Géorgiques chrétiennes, Mauriac en donne aux Cahiers de juillet 1912 une recension qui combla Jammes et qui se concluait ainsi :
Avec Jammes, fils baptisé de Virgile, nous portons
les doux fruits des Bucoliques et des Géorgiques
au nouveau-né de la crèche, à cet enfant dont la
naissance doit bannir le siècle de fer et ramener
l’âge d’or dans le monde entier.
« Cette période des Cahiers est celle où l’amitié entre Jammes et Mauriac est la plus franche, la plus chaleureuse, la plus active », résume Joseph Zabalo. Or, la Grande Guerre mettra fin aux Cahiers. Les échanges qui suivent – qu’ils se manifestent à l’occasion d’un événement d’ordre privé (mariage de Mauriac avec Jeanne Lafon, maladie de Madame Francis Jammes, naissances…) ou de la parution d’un article ou d’un nouveau livre (La Robe prétexte, La Chair et le sang… d’un côté, Le Rosaire au soleil, Cinq prières pour le temps de guerre, Le Poète Rustique, Le Livre de Saint Joseph… de l’autre côté) – sont en effet moins limpides. Il est vrai qu’a disparu une partie de la correspondance pour la période qui va de 1917 à l’installation des Jammes à Hasparren, en août 1921.
C’est à partir de cette année-là, en particulier dans une lettre du 27 juin où il est question du Livre de Saint-Joseph, que Joseph Zabalo voit « se retourner la relation de maître à disciple entre Jammes et Mauriac ». Les échanges divers se poursuivent cependant. Par exemple, dans cette même lettre, cet hommage admiratif de Mauriac :
L’essentiel est d’être Francis Jammes
et d’avoir écrit des vers comme
«Et le brasier de l’herbe en fleurs chante en dormant».
Autre exemple, différent : au début 1926, l’envoi par Jammes d’une photographie dédicacée prise au cours de l’été 1925 (en compagnie du chien Sultan), à laquelle Mauriac répond le 9 février 1926 :
Mon cher maître et ami,
merci de la photo où je me réjouis de vous voir si « vert »
et tel qu’un beau chêne, et j’aime aussi le chien qui représente
tous ceux que vous avez chantés […]
Les succès grandissants du cadet durent, parfois, peiner l’aîné qui se sentait de moins en moins reconnu. Par exemple, l’élection de Mauriac à l’Académie française, le 1er juin 1933, renvoya Jammes à son double échec : sa missive du 19 novembre est de fait assez étrange.
Ainsi s’aggrava la disymétrie du commerce qu’entretinrent les deux écrivains. Mais peut-être faut-il surtout en retenir, comme l’écrit l’abbé Zabalo, « la fidélité de Mauriac à tout un ensemble de sentiments qu’il porte à Francis Jammes, son maître et ami : l’admiration, la reconnaissance, l’affection, le dévouement».
Mauriac admirait en Jammes un très grand poète, il lui était reconnaissant parce qu’il lui avait fait voir la beauté du monde, il l’aima quoiqu’il connût ses travers, et il le servit jusqu’au bout ainsi que le montre la conférence du 26 octobre 1937 au Théâtre des Champs-Elysées, conférence présidée par Claudel, préparée et introduite par Mauriac.
[…] ce chevreuil effarouché, vu par Greco, François Mauriac.
(Les Airs du mois, 9 mai 1938, in Le Patriarche et son troupeau, p. 274)
Longtemps avant de l’avoir connu, j’étais uni par les racines au poète que ma jeunesse a le plus aimé.
Je ne suis pas né en Béarn, Francis Jammes n’était pas bordelais. Les sucs de la même terre pourtant nous ont nourri tous les deux.
(François Mauriac : préface du catalogue de l’exposition organisée à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux en 1960)
Bibliographie : 1/ « Francis Jammes et François Mauriac à travers leur Correspondance » (Introduction et notes de Joseph Zabalo), Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 50 (décembre 2009) et n° 51 (juin 2009). 2/ Jacques Le Gall : « Francis Jammes, notre maître, notre ami » : actes du colloque international François Mauriac Bordeaux-Malagar, septembre 2017 (à paraître dans les Cahiers Mauriac).
Jacques Le Gall