Ces deux sœurs du grand-père Jean-Baptiste Jammes habitent dans une maison de la rue Saint-Pierre à Orthez.
Francis Jammes découvre cette « vétuste et poétique demeure familiale » dès l’enfance.
Le poète a décrit ces deux personnages pittoresques en prose dans Ma fille Bernadette et dans De l’Âge divin à l’Âge ingrat, mais aussi en vers décasyllabiques dans Souvenirs d’enfance.
Célanire est la dernière des neuf enfants de Jean-Matthieu Jammes et de Marie Lalaurette. Née à Orthez le 16 mai 1809, elle décède le 29 octobre 1887.
Clémence, née le 1er septembre 1806 à Orthez, décède le 2 septembre 1879. Sévère mais juste, elle était, selon Jammes, une "hugenote inspirée".
Portrait de Clémence et Célanire dans Ma fille Bernadette :
Elle [Clémence] était protestante comme sa mère et ses sœurs, maigre, avec des yeux verts et perçants dans une figure anguleuse. Mais sa sévérité se faisait douce pour moi. Le seigneur était sa vie. Il semblait quand elle marchait sur le parquet ciré de la maison natale que la harpe du roi David accompagnât ses pas sur les eaux. On la disait colère, mais un peu je pense de la colère des prophètes en face de ceux qui n’observent pas assez rigoureusement la Loi. Pour ceux qu’elle voulait convertir, elle ne connaissait pas de trève et sa voix chargée des orages de l’Ancien Testament retentissait jusque dans les agonies.
Je recopie dans sa Bible ce verset qu’elle a transcrit d’un Psaume :
« Certainement c’est dans l’apparence que l’homme se promène. Certainement c’est en vain qu’il s’agite. Il amasse des biens et il ne sait qui doit les recueillir. ».
Elle ne mentait jamais, pas même en plaisantant. Il y avait en face d’elle sur la table à manger un huilier dont les cornues croisaient leurs cols en forme d’x.
Ma fille Bernadette, pp. 231-232
Si Clémence optait pour la vie contemplative, Célanire avait choisi la vie active. Je revois Célanire aux yeux bleus, au menton et au nez crochus, osseuse et voûtée sur le fond de suie de l’âtre où elle fixe à une pince de fer une chandelle de résine ; elle rompt du fagot sur son genou, évente les braises avec un écran, gonfle ses joues pour attiser le feu davantage, frotte le gril, avance et recule le pot où cuisent des haricots, suspend le chaudron à la crémaillère, bat l’omelette, s’impatiente, chasse les chats, balaie, cire, lave, tire du vin de la barrique et, à la mode béarnaise, lèche sur le dos de sa main un peu d’aigre pâte de millet.
C’est la saison où il faut surveiller les vendanges. Elle boit un peu de café et de bouillon, coiffe un chapeau de moissonneuse, grimpe dans le char-à-bœufs, se dispute avec le métayer et prétend lui confectionner des guêtres avec un vieux haut-de-forme.
Elle prise du tabac, joue au loto et cite des proverbes.
Le soleil descend comme un pressoir sur la colline rouge.
Ma fille Bernadette, pp. 235-236
Portrait de Clémence et Célanire dans De l'Âge divin à l'Âge ingrat :
Cette vieille fille [Clémence], qui m’est bien présente, était dans sa religion d’une sainteté parfaite. Maigre et longue, elle eût été de ces sœurs de la primitive Église qui marchaient à la suite de Paul de Tarse. Sous des sourcils hirsutes de prophète, son regard d’acier bleu était tranchant comme le glaive apostolique.
De l’Âge divin à l’Âge ingrat, p. 159
Elle [Célanire] était, celle-là, sans mysticisme, génie de l’âtre obscur, à physionomie de Parque, béarnaise à bon bec, recueillant les œufs, entretenant la flamme d’une lampe de sorcière, mouchant la classique torche de résine, surveillant le partage des moissons, présidant à la vendange, soutirant, houillant le vin, égrenant le maïs, disputant avec les marchandes, prisant du tabac, répandant une odeur de miel tant elle cirait le parquet, jusqu’à ce qu’on y glisse et tombe. Si Clémence, en marchant, avait l’air de planer sur une eau spirituelle, Célanire courait sur la terre ferme.
De l’Âge divin à l’Âge ingrat, pp.161-162
JE ME SOUVIENS DE QUAND ON ALLAIT VOIR
Je me souviens de quand on allait voir,
à Orthez, les grand’tantes vêtues de noir
qui avaient nom Clémence et Célanire.
Elles étaient huguenotes. Clémence,
je la revois sur les parquets qui luisent,
Haute, maigre, silencieuse, glissante.
Je demandais : « Dis-moi, tante Clémence,
« Si telle chose est vraie, ou Si l’on ment ? »
Elle disait : « oui – ou non – mon enfant. »
Il y avait, autour d’elle, de l’ombre,
L’ombre, je crois, de l’Ancien Testament,
L’ombre de la Création du Monde.
Elle est morte à la lecture des Psaumes,
disant adieu aux épais toits de chaume,
aux fumées bleues des midis dans le ciel.
« Car, s’il est excellent, prononça-t-elle,
de s’en aller au sein de l’Éternel :
cette heure où je vous quitte est bien cruelle ».
Souvenirs d’enfance, OPC, p. 1246