J’ai souvent compris que ce qui rend le poète tellement spécial,
c’est qu’il s’impressionne à jamais là ou d’autres ne sont qu’effleurés.
De l’Âge divin à l’Âge ingrat, p. 53
Ainsi Francis Jammes se reconnaît-il de la mémoire – une certaine mémoire – plus encore que de l’imagination. « Ainsi l’araignée s’empare du moindre moucheron qui impressionne le prisme de sa toile. » Dans « la chambre » de sa mémoire, les premiers souvenirs sont tout naturellement ceux dont la portée sera la plus considérable :
Premier souvenir (« celui qui touche à l’abîme ») : une chambre obscure où l’enfant est couché au fond d’un lit chaud, la flamme d’un foyer luit, quelqu’un bouge.
Autre souvenir : sa mère le berce et chante « L’Oiseau bleu » :
Il est tard, l’ange a passé,
Le jour a déjà baissé,
L’oiseau bleu s’est envolé,
Et l’on n’entend pour tout bruit
Que le ruisseau qui s’enfuit.
Et puis d’autres souvenirs :
À trois ans, il prend conscience de la souffrance des choses.
À quatre ans, l’impressionnent à jamais l’étincelante forge voisine, le jaillissement d’une fontaine, la paix d’un jardin, la vie et la mort des animaux, une procession qu’embrase un feu de la Saint-Jean.
À la même époque, à l’église de Tournay où il accompagnait sa mère, il connaît des « béatitudes » : lueurs étoilées des cierges, parfums d’encens…
Il se souvient aussi des images d’Épinal que son père lui rapporte de Tarbes :
Une de ces images m’exalte encore : sur une route, entre des champs de froment où le grand soleil incendie les coquelicots, un sergent revient au pays, guêtré, culotté de blanc, coiffé du tricorne. Ah ! qu’il est naïf, heureux sûr de lui et plaisant ! Il salue d’un geste large les moissonneurs qui sont fiers de le revoir. Et il y a là une joie de paradis, une joie qui crie comme un grillon, et que je ne retrouverai que dans la mort.
De l’âge divin à l’âge ingrat, pp. 16-17
Il se souvient d’une théorie de personnages pittoresques qu’il appellera « des types » et qu’il collectionnera : le pharmacien Fourcade, le capitaine Casteran, M. Valencie…
Parmi ces souvenirs, celui de Marie, la servante qui « doublait » la mère est particulièrement cher. Francis Jammes pense qu’elle est morte de l’émotion de l’avoir revu après quinze ans de séparation. Il la ressuscitera dans Le Livre de Saint Joseph (P : Ms 430) et "La Servante" (P : Ms 452/39).