La Légende de l’Aile ou Marie-Élisabeth est une commande passée à Francis Jammes par Paul-Louis Weiller, un de ses amis et admirateurs les plus fidèles. Après s’être illustré pendant la Grande Guerre, cet inventeur doublé d’un industriel se lança dans la construction de moteurs d’avion et dirigea l’usine Gnome-et-Rhône. Pour ce riche commanditaire, l’ouvrage devait être un cadeau qu’il faisait à la fille qu’il avait eue de son premier mariage avec la princesse Alexandra Ghika et une façon élégante d’aider le patriarcal écrivain confronté à de récurrentes difficultés matérielles.
Quoique répondant à une commande, ce livre tardif n’en a pas moins été écrit comme sous l’effet d’une puissante inspiration. Francis Jammes le note dans Les Airs du mois (O : Ms 214), à la date du 5 mai 1937 : « Je viens d’écrire une légende, en un mois, d’une seule coulée, sans que l’inspiration m’ait quitté un instant. Même la nuit la muse m’éventait ». Dans ce même journal, le 29 mai cette fois, l’auteur ne cache pas sa satisfaction : « J’ai lu aujourd’hui, dans la calme retraite d’Arthur Chassériau, une légende, Marie-Élisabeth ou l’aile, à Paul-Louis Weiller et à la plus belle femme du monde, la sienne, qui est Aliki Diplarakos. Il me semblait qu’une lyre, en face de moi, m’écoutait et me renvoyait l’écho de ma poésie magnifiée ».
La construction du livre peut être dite tripartite.
Le premier chapitre légende un séjour dans les Alpes suisses de Marie-Élisabeth. La jeune adolescente (elle a treize ans) se livre aux joies du ski. Elle ne se contente d’ailleurs pas de dévaler les pentes enneigées. Elle les gravit aussi et surtout, grâce à « l’âme ailée qui l’inspire » et à l’instinct de vol qu’elle tient de son aviateur de père. À la nuit tombée, sur un plateau, elle rencontre un berger d’origine roumaine nommé Lumir. Ce dernier chante un air que la jeune fille a entendu, dans son enfance, sous les murs du château de ses ancêtres. S’accompagnant d’un tambour et de cymbales, Lumir fait danser un ours blanc et Marie-Élisabeth chez qui naît le désir d’« aller jusqu’à l’étoile par une rampe éternelle ». À l’aube, la jeune fille redescend et regagne le palace où elle réside.
Le deuxième chapitre raconte le séjour de Marie-Élisabeth à l’Ermitage, une luxueuse maison de campagne située à Versailles (Paul-Louis Weller possédait une résidence à proximité du château et du parc de cette royale cité). En compagnie de son amie Framboise (surnommée Rose-Bourbon), de sa mère Anémone (en qui on reconnaîtra cette « seconde mère » que fut Aliki) et de son jeune frère Jean-Marie (Paul-Annik, demi-frère en réalité), elle joue au golf ou au tennis, rêve dans l’herbe, pense aux amis, fort divers, qui fréquentent la maison paternelle : le navigateur Alain Gerbault, le philosophe Henri Bergson, un vieil astronome nommé Orion, « la plus grande poétesse de France » (sans doute Anna de Noailles, qui était, au demeurant, la marraine de Paul-Annick)). À la fin du chapitre, la jeune fille se laisse séduire par le chant d’un rossignol qui l’attire vers l’étoile à laquelle elle semble aspirer sans en être encore parfaitement consciente
Le troisième chapitre se déroule en quatre temps et, grâce à l’avion il est vrai comparé un aigle ou à Pégase, en quatre lieux. D’abord, Marie-Élisabeth patine, en plein été, sur un lac gelé. Puis le père et la fille survolent la Grèce, en particulier les ruines d’Athènes, avant de se poser sur cette terre qui a vu naître la belle Aliki Diplarakos, comparée à Nausicaa. Suit le récit circonstancié d’une extraordinaire fête organisée par le père de Marie-Élisabeth à Fontarabie : réunificatrice, elle associe le ciel, l’océan et la terre, le passé mythologique et le présent le plus moderne, les grands de ce monde et les plus humbles. Enfin, après avoir survolé le Pays basque, l’avion revient sur terre : le « roi de l’air et son infante » entrent dans une misérable chaumière où ils vont venir en aide à une famille en détresse.
En dépit de sa construction relativement solide, on peut estimer que le livre ne trouve pas toujours son assiette. La première raison en est sans doute l’absence d’intrigue. Seconde raison, la nature des personnages ou la façon dont Jammes les décrit. L’héroïne – Marie-Élisabeth – ne saurait émouvoir le lecteur comme le firent Clara d’Ellébeuse, Almaïde d’Étremont ou Pomme d’Anis : trop jeune pour connaître la passion amoureuse, elle aime tout simplement le sport, la nature et les siens, comme son modèle réel à qui elle ressemble physiquement (Jammes a demandé et reçu des photos d’elle). Quant au portrait du père, plusieurs fois qualifié de « roi des airs », il peut paraître trop hagiographique. Enfin, l’intervention de Lumir, la scène du rossignol, la féerie de la fête à Fontarabie ont trop fait pencher le livre du côté de la « légende » pour que son message soit sinon crédible du moins efficace : certes, on peut être riche et bon, certes il faut pour cela toujours s’élever et mettre ses richesses au service des plus faibles, mais les détracteurs auront beau jeu de souligner que le tableau final sent un peu le patronage.
Il resterait beaucoup à dire de l’étoile et plus encore de l’aile, des thèmes si présents chez ce poète de l’inspiration que fut toujours Francis Jammes : en 1922, dans L’Amour, les Muses et la Chasse le mémorialiste rappelle que le souffle d’une « aile violente » (p. 183) semblait frapper le jeune poète qu’il fut quand il écrivit Un Jour ; en 1927, le romancier de Janot-Poète (P : Ms 125 et 131) parlera encore du souffle de l’« aile intérieure » qui inspire ses premiers vers au personnage dont il a choisi de se faire un double ; en 1937, un an avant de mourir, l’écrivain sent encore ce souffle l’envahir et passer avec continuité sur son âme. Voilà peut-être ce qu’il faudrait finalement lire dans la « Légende de l’aile » : pour Francis Jammes Poète, nul avion ne remplacera l’aile mystérieuse qui le souleva parfois, cette « aile intérieure » qui autorise l’envol d’effusions lyriques et chrétiennes à rapprocher des vers qu’Apollinaire inscrivit au presque commencement de « Zone » :
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation.
Le Ms 67 réunit trois documents distincts mais complémentaires :
Le Ms 67a est une première version dactylographiée (64 ff. ; dim : 27 x 21) de La Légende de l’Aile ou Marie-Elisabeth, sous chemise, sans dédicace, non signée, non datée. Nombreuses corrections autographes. Document non numérisé.
Le Ms 67b est une deuxième version (61 ff. ; dim : 27 x 21), datée du 29 mars 1937 au 23 avril 1937. Un soixante-deuxième feuillet (dim : 27 x 21) contient la dédicace du livre à son commanditaire : « à Paul-Louis Weiller, Roi de l’air. Cette légende écrite en mon désert. Pour sa mésange. Et pour les anges. Lorsque montaient vers moi les flots les plus amers ». Nombreuses corrections autographes du texte dactylographié. Document non numérisé.
Le Ms 67c contient des manuscrits de trois ordres :
- Neuf feuillets sur papier gris qui constituent une version de travail des dix dernières pages du livre à venir. Les trois premiers (foliotés A, B, C) décrivent le survol du Pays basque par le père et sa fille Marie-Élisabeth. L’avion, après avoir décollé de l’aérodrome de Parme (i.e. de Biarritz), « s’engage résolument dans la vallée la plus humble par la forêt d’Iraty » et se pose : le père et la fille entrent dans une chaumière. Ce seront les pages 130 à 132 du texte imprimé dans la version de luxe (voir infra). Six autres feuillets, également sur papier gris, numérotés de 1 à 6, font entendre que le père aidera les pauvres occupants de cette « cahute » et que sa fille vient aussi de découvrir son étoile intérieure. Ces six feuillets couvrent les toutes dernières pages (pp. 130-139) du texte imprimé, jusqu’à la phrase clausulaire : « Je suis le cœur du pauvre et je vous aime. » Cet explicit sera maintenu littéralement alors que, dans ce qui précède, les variantes par rapport au texte imprimé sont assez nombreuses.
- Un brouillon de lettre (3 ff.) écrit au retour de l’office du Vendredi-Saint : après avoir évoqué la mort de sa mère « à 93 ans, lucide et sainte » ainsi que ses sept enfants et surtout Paul, Jammes annonce à Paul-Louis Weiller qu’il se sent prêt à écrire un livre encore intitulé « Marie-Élisabeth ou le premier printemps ». Il souhaiterait cependant que la jeune fille lui écrivît afin de l’inspirer et « pour sentir l’âme de l’héroïne qui ‘va naître’ ». Il voudrait aussi avoir confirmation que Marie-Élisabeth était née d’un premier mariage. Ce brouillon répond au long post-scriptum d’une lettre (conservée à Orthez) que Paul-Louis Weiller adressa à son ami le 23 mars 1937 : « Et pourquoi n’écririez-vous plus dans l’esprit des anciennes, quelques nouvelles sur les jeunes filles, faisant recueil avec Clara d’Ellébeuse et Pomme d’Anis ? Je suis prêt à vous commander un chef-d’œuvre à l’usage de ma fille Marie-Élisabeth. Elle n’a que 13 ans, mais elle est déjà très grande, mince, bien taillée, fière, championne de ski et de natation, amoureuse des fleurs et des oiseaux, boute en train et positive. Sera-t-elle un jour sentimentale ou romantique ? […] Dites-moi si ce sujet peut vous plaire sous la forme romancée de vos anciens livres ».
- Une note sur la famille maternelle (d’origine roumaine) de Marie-Élisabeth : ce feuillet (B), sur papier gris, concerne la grand-mère et la mère de l’héroïne. Jammes avait à coup sûr réuni d’autres informations concernant les ascendants de Marie-Élisabeth, qu’il s’agisse de la famille Ghika, orthodoxe, prodigue en ambassadeurs avant la Grande Guerre, ou de la branche paternelle, de confession juive (le texte en fait mention à plusieurs reprises). Pour le moment du moins, ces notes sont perdues, comme les lettres que Jammes adressa à Paul-Louis Weiller et à sa fille. En revanche, adressées à l’écrivain, cinq lettres et une carte postale de l’industriel (elles vont du 3 avril au 1er mai 1937) ainsi que deux lettres de Marie-Élisabeth sont conservées à Orthez.
Le livre peut être mis en relation avec le poème « Hyménée » (O : Ms 68) que Francis Jammes écrivit à l’occasion du mariage de Paul-Louis Weiller avec Aliki Diplarakos. On peut par ailleurs rappeler qu’à la suite de la conférence du 26 octobre 1937 au Théâtre des Champs-Élysées, le couple donnera une grande réception dans son domicile parisien.
Le livre a connu une édition courante et une édition de luxe. Le 14 octobre 1937, Francis Jammes cède au baron Gourbeyre, éditeur à Uzès en Languedoc, fondateur en 1928 des Éditions de la Cigale, les droits d’impression, de publication et de vente de La Légende de l’Aile ou Marie-Élisabeth. Cette édition courante connaîtra « 2500 exemplaires Vélin supérieur, 150 exemplaires Vidalon à la forme crème, 40 exemplaires Auvergne à la main » (le contrat d’édition, signé le 17 juin 1938, est conservé à Orthez). Cette édition sera achevée d’imprimer à Uzès le 31 décembre 1938, deux mois après la mort de Jammes. Une autre édition, hors-commerce, a vu le jour à Lyon, avec l’accord du baron Gourbeyre. Elle a été financée par Paul-Louis Weiller. L’achevé imprimer de cette édition de luxe date du 18 octobre 1938, « par l’imprimerie A. Rey de Lyon pour les Éditions de la Cigale à Uzès ». « Il n’a été tiré de cet ouvrage que deux-cents exemplaires sur Vélin d’Arches à la forme tous numérotés ». Outre le portrait de Marie-Élisabeth par Vertès gravé sur cuivre par Maccard, ce volume de 139 pages est illustré au moyen d'aquarelles de Charles Lacoste.
Bibliographie : 1/ Maria-Asuncion Garcia Larranaga : « Niveaux connotatifs et dénotatifs dans La Légende de l’Aile ou Marie-Elisabeth de Francis Jammes », Aspects littéraires du Sud-Ouest pyrénéen, 1er colloque de littérature régionale, Pau, mai 1982, Cahiers de l’Université de Pau, n° 16, pp. 155-166. 2/ Hélène Charpentier, « La Légende de l’Aile ou Marie-Élisabeth », Bulletin de l’Association Francis Jammes, n° 25, juin 1997, pp. 89-96.
Jacques Le Gall