Francis Jammes et Ginette Goedorp ont eu sept enfants. En dix années seulement. Bernadette naît en 1908. Le père a donc près de quarante ans. Pour elle, il compose un livre inspiré qui paraîtra en 1910, l’un des plus purs chefs-d’œuvre du prosateur : Ma fille Bernadette. Suivent Emmanuèle dite Neillon en 1909, Marie en 1911, Paul en 1913, Michel en 1915, Anne en 1917, Françoise en 1918 (devenue sœur Maïtena, décédée en 2012). Conservé à Orthez, le Ms 28 commence par une prière inspirée de sainte Gertrude. Il s'achève sur la liste des sept enfants de "Francis Jammes et Geneviève Goedorp au 30 juin 1920".
Il ne fut pas facile d’élever cette nombreuse famille. Chaque enfant fut accueilli avec bonheur mais la charge était lourde pour la mère et pour le poète plus glorieux que fortuné : à part la mince métairie (le Choü) que possède sa mère, Jammes ne peut compter que sur sa plume, autrement dit sur les nombreuses revues où il place ses vers et sa prose, sur ses éditeurs (Alfred Vallette et le Mercure de France), sur les prix qui couronnent son œuvre (celui des Écrivains humanistes en 1912, de l’Académie française en 1917, du duc d’Aumale en 1936).
Plutôt dépensier, toujours locataire jusqu’au providentiel héritage d’Eyhartzea, le Patriarche n’en évoque pas moins avec humour et tendresse quelques-unes des frasques de « sa nichée turbulente et vorace ». Par exemple, dans Le Poète Rustique, la visite de la tribu au grand complet chez le marquis et la marquise de Greuffon puis dans un palace palois.
Francis Jammes brosse un beau « Tableau de famille » dans Ma France poétique. Tout le monde est là, et Marie la servante, et l’épagneul du poète-chasseur (OPC, p.924).
Le Ms 513 conservé à Médiathèque de Pau est une lettre datée de septembre 1913 adressée au docteur Paul Reclus : le père inquiet demande si ce célèbre docteur peut ausculter sa fille Bernadette dont la croissance paraît fatigante car trop rapide.
Le Ms 420 conservé à la Bibliothèque Patrimoniale de Pau est un manuscrit autographe de quatre pages écrites sur papier bleu avec ratures et corrections (acheté en 1985 par la Bibliothèque municipale de Pau). Francis Jammes adresse à l’une de ses filles 23 pensées et méditations afin de la mettre en garde contre les dangers qui la menacent en société et en famille.
Voici des extraits de la pensée 5 :
Impiété ; sinon relâchement de part et d’autre dans la pratique religieuse ; vie moderne ; énervement d’un prétendu progrès qui n’a rien à voir avec le bonheur des ancêtres ; excitations de toutes sortes ; cinémas ; danses et modes lascives ; obscénités des lectures ; poursuites dans la rue ; nourritures artificielles ; facilités de déplacements ; intempérances de toutes sorte ; désir de gorger sa vue de n’importe quel spectacle, le plus vite possible afin d’en pouvoir avaler un autre ; […] comparaisons de sa situation avec celle des belles fainéantes qui se roulent dans le luxe comme des poules dans la poussière […]
Deux fois candidat à l’Académie française, Francis Jammes ne fut pas élu. Impossible, cependant, de douter de la verdeur du recalé. Plus chanceux que son aîné, François Mauriac fournit un jour l’occasion d’une enfantine revanche à celui qui ne put se prévaloir du titre d’« Immortel laïc » mais de qui l’humour pouvait être mordant :
Dénatalité-verte. – Peu d’années avant qu’il se présentât à l’Académie, pour y entrer d’emblée, François Mauriac m’avait fait tenir le résultat d’un calcul sur le nombre d’enfants attribuable à chaque Immortel laïc. Cela descendait à zéro moins trois. Il s’était appliqué, bien entendu, à une division.
Allons, messieurs, du courage ! Voici le printemps à votre porte et du mouron pour les petits zozos.
Les Airs du mois, 3 mars 1937 (p. 116)
Si Jammes découvrit avec bonheur la paternité, il souffrit avec la même intensité de devoir se séparer des siens. Peu enclin à goûter les délices promis par une modernité qu’il jugeait sévèrement, il ne pouvait pas davantage vivre à la manière du Patriarche qu’il rêvait d’être. C’est ce dont il se plaint encore dans une note tardive (6 octobre 1937) des Airs du mois (Le Patriarche et son troupeau, pp. 185-186) :
6 octobre. – Enfant malade. L’une des plus grandes douleurs de ma vie, et qui aura été la cause que tant d’autres me sont arrivées qui découlaient de celle-là, aura été l’impossibilité de vivre, avec, autour de moi, tous ceux que j’aime. La dispersion m’est insoutenable, et surtout dès que je ne sens pas ceux que j’aime en sécurité. Ne pas pouvoir porter secours, et de tout près, et aussitôt, à quelqu’un des miens affligé, m’est un supplice. Je suis créé non pour la vie moderne, mais pour la tente et pour l’existence patriarcale, et la tribu, et la chasse, et la pêche, et les troupeaux. J’ai horreur de Babylone et de ses nouveaux logis. Un enfant tout seul envoyé à l’école, ou qui en revient, m’est un sujet de drame et d’angoisse indescriptibles. J’aurais voulu pouvoir embrasser du regard, recueillir dans mon esprit, à tout instant, ma famille, comme fait un pâtre qui n’a même pas besoin de dénombrer son troupeau pour voir si une brebis lui manque ! Ah ! vivre ainsi ! dans la non-séparation en face de Dieu, loin d’un siècle où presque tout est détourné de sa vraie fin.
La famille Jammes sous les platanes, terrasse de la Maison Eyhartzea à Hasparren - 1930 ou 31.
Derrière, de gauche à droite : Marie F. Jammes - (derrière Mlle Gabrielle Goedorp) - Emmanuèle F. Jammes - Paul F. Jammes -
Mme Francis Jammes - Michel F. Jammes - Mme Victor Jammes. Devant, de gauche à droite : Françoise F. Jammes - Anne F. Jammes.
Collection particulière
Jacques Le Gall