Manuscrit autographe, non signé, non daté. 6 ff. (dim : 27 x 21) sur papier à lettre gris, numérotés de 1 à 6 à l’encre noire et au crayon rouge. Deux titres : le premier (« La ronde glorieuse des morts ») est biffé au profit d’un second (« La veillée des morts aimables ») écrit à côté, en plus petit. Trois écritures très différentes : aux corrections près, les larges paraphes de Jammes pour les folios 1, 2 4 et jusqu’à la moitié du folio 5 ; presque des pattes de mouche pour le folio 3 ; pour le reste, une calligraphie qui correspond davantage à une phase de travail, voire de premier jet. Achat Forlico : septembre 1996.
Seules les deux premières pages de ce manuscrit ont été publiées, en l’occurrence par L’Oiseau Mouche, au printemps 1937 (revue éditée par Guy de la Mothe, à Preuilly-sur-Loire, Indre-et-Loire). L’écrivain y fait revivre, une fois encore, son grand-père Jean-Baptiste Jammes, colon à la Goyave, surpris par le tremblement de terre, se portant « au secours des habitants dont beaucoup furent amputés par lui », se retirant pour mourir sur ses terres. « Que survit-il de tout cela », s’interroge le vieux poète ? Le vaste monde muet, mais aussi, minuscule, un trickster pour réunir entre eux les morts et les vivants : « La brise que l’éventail bleu de la mer des Caraïbes » verse dans un « cœur brûlant », le ciel indéfiniment embrasé par l’éruption volcanique passée, cet oiseau messager qui relie la tombe lointaine à la tombe d’Orthez où prient le père et la mère, l’étincelle d’un plumage dans la nuit de l’exil…
La suite du texte, inédite, fort mélancolique, à rapprocher de « Cimetières » (O : Ms 256), évoque d’autres parents morts, dont les grands-tantes huguenotes, « droites sous les cyprès »… Partie des Antilles, la méditation se poursuit sur des tombes du cimetière de Jasses, près de Navarrenx dans les Basses-Pyrénées de l’époque. Celles d’Armand de Vergeron, d’Émile de la Moissonnière, de Marie-Amélie de Lauverjat. Une pierre tombale ne porte qu’un chiffre, une autre rien. Que sont beaux, dans ce labour où des fleurs poussent encore sous le soleil, quelques-uns des noms gravés dans la pierre : « Le verger des Vergeron », « La moisson de la Moissonnière ».
Dans un autre labour, un autre « champ des morts », celui de « A » (Arthez), repose Marie (Marie Dargelez), la petite servante de l’enfance, celle qui est évoquée dans « Le Routier du Bon Dieu » (O : Ms 53) et surtout dans le chapitre III du Livre de Saint Joseph (P : Ms 452/39 et P : Ms 430). De même que le colibri a traversé l’océan, le soc qu’a tenu Marie a fini par traverser la terre. La pensée du poète, elle, travaille à traverser le temps en labourant les pages au moyen du soc des mots et (dans les deux sens du terme) de noms propres :
Le concert du silence frémit comme une panse de violoncelle. [...]
Marie, tu m’as donné le bol à fleurs du lait de mon enfance, avec toi j’ai saisi mon premier papillon, jaune comme un éventail espagnol. Tu es revenue au village quand tu t’es mariée.
Tu as tenu, ô miséreuse, le manche de la charrue. Mais un jour tu as enfoncé le soc trop profondément, dans une suprême palpitation, et il est ressorti de l’autre côté de la terre avec toi et les bœufs.